Pascal Janovjak, Le Zoo de Rome, Ed. Actes Sud.
La remise du Prix Michel-Dentan 2020 aurait dû avoir lieu le mardi 8 septembre, avec le soutien des fondations Coromandel et Jan Michalski. Mais le coronavirus a encore frappé et la manifestation au Cercle littéraire de Lausanne a dû être annulée. Le discours qui suit avait été préparé pour cette occasion, en guise de laudatio. Nous le reproduisons ici agrémenté de quelques intertitres.
Par Thomas Hunkeler, président du jury.
Que ce soit une pandémie née de la proximité de l’animal et de l’humain qui nous force aujourd’hui à annuler la cérémonie de remise du Prix Michel-Dentan 2020 paraît singulièrement ironique à la vue du livre que l’on souhaitait honorer. A en croire les épidémiologues, le virus appelé Covid-19 est apparu dans cette zone de contact trop étroit entre l’être humain et certains animaux sauvages comme la chauve-souris ou le pangolin. Il serait né là où les frontières entre les règnes de l’animal et de l’humain se brouillent, où les espèces se côtoient et se touchent, où elles forment ensemble ce qu’on appelle une chaîne alimentaire. La biologie quant à elle parle à ce propos d’un « réseau trophique » : d’un écosystème où la biomasse circule. Mais nous, les humains, nous tenons à notre place tout en haut de la pyramide écologique ; qu’un minuscule virus apparu au fin fond de la Chine nous rappelle soudain notre appartenance au réseau de ceux qui mangent et qui sont mangés est pour le moins dérangeant. Nous tentons alors, désespérément, de nous isoler, de fermer les frontières, celles de notre corps comme celles de nos pays respectifs. Nous nous enfermons, alors que nous avions pris l’habitude d’enfermer les autres espèces dans des cages, dans des élevages, si nécessaire dans des éprouvettes. Ou dans des zoos, bien sûr.
On dit parfois que la littérature fonctionne comme une sorte de laboratoire qui permet de nous représenter, sur le mode de la simulation, des situations inconnues ; pour vivre, comme le disait Emmanuel Carrère, d’autres vies que les nôtres. En effet, la littérature ne se contente pas de simplement refléter le monde ; elle le réfléchit, elle le réfracte, elle le décompose puis le recompose, en se nourrissant de ce qui est devant elle pour finalement créer un autre monde ; souvent aussi pour faire miroiter un monde différent. Le philosophe Jacques Rancière utilise l’expression « partage du sensible » pour décrire cette capacité qu’ont certaines œuvres artistiques à esquisser concrètement, sensuellement, sensiblement d’autres possibilités de percevoir le monde dans lequel nous vivons. De remettre en cause notre façon de départager le monde, ses hiérarchies, ses structures, ce qu’on inclut et ce qu’on exclut, ce à quoi on laisse libre cours et ce qu’on préfère enfermer.
Une histoire faite d’histoires
A la surface, Le Zoo de Rome de Pascal Janovjak est un livre discret et aimable, à l’image de ses deux protagonistes dont l’auteur nous conte l’improbable rencontre : l’architecte algérien Chahine Gharbi, envoyé à Rome pour un vague projet de construction auquel il ne croit guère, et la nouvelle directrice « administrative et de la communication » du zoo, comme le veut le titre ronflant des nouvelles fonctions de Giovanna di Stefano. Deux personnages d’âge moyen, sans qualités particulières dirait-on, qu’à priori rien ne prédestine à devenir les héros d’une fiction romanesque. Ils ne sont certes pas antipathiques, loin de là, mais un peu falots, laconiques, un peu fatigués aussi tous les deux. Pas forcément de quoi construire une flamboyante histoire d’amour. Mais à l’évidence, ce n’est pas ce que cherche à faire l’auteur.
Un autre protagoniste du livre de Pascal Janovjak est le Zoo de Rome dont le roman raconte l’histoire mouvementée depuis sa création en 1911, à l’occasion du cinquantenaire de l’union italienne jusqu’aux temps présents. Situé en plein centre de la capitale italienne, en bordure de Villa Borghese, ce zoo qui s’appelle aujourd’hui Bioparco di Roma a connu une histoire mouvementée que notre écrivain se plaît à retracer avec une ironie parfois douce, parfois au contraire féroce. Conçu par le célèbre marchand d’animaux Carl Hagenbeck sur l’initiative d’un groupe d’entrepreneurs romains, le Zoo de Rome est un enfant de son temps. Dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, il s’agit surtout de voir grand, en Allemagne comme en Italie ou en France ; il faut s’affirmer comme une puissance impériale, ce qui paraît d’autant plus nécessaire que l’empire colonial italien peine en réalité à prendre forme.
« Rome aussi veut des rugissements à la tombée du soir, des crocs et des couteaux, le son sourd et enfiévré des tam-tam, et les reflets d’un feu de camp sur une peau noire. C’est d’autant plus important que ça se passe assez mal en Afrique, pour les Italiens. Ils s’agacent de voir leurs voisins se partager le monde, tandis qu’ils en sont encore à bâtir un pays. Mais une chose après l’autre. En attendant d’avoir à nouveau un empire, au moins aura-t-on un zoo. »
Mais quelle architecture choisir pour ce nouveau zoo, afin qu’il soit digne de la nouvelle nation italienne qui, en fêtant les cinquante ans de son unité, vise en même temps à renouer avec son passé impérial ? Si Hagenbeck préfèrerait le Jugendstil qui est à la mode dans son pays d’origine, les Romains cherchent un décor plus majestueux, quitte à opter pour le trompe-l’œil, et c’est le néo-baroque qui s’imposera, du moins à l’entrée du zoo. Pour les rochers artificiels, on embauche un sculpteur venu de Suisse, un certain Urs Eggenschwyler, un vrai original qui a l’habitude de se promener à travers le Niederdorf zurichois avec sa lionne tenue en laisse.
Allons-nous attraper notre auteur en flagrant délit d’affabulation ? Mais non, Eggenschwyler a bel et bien existé, il a même sculpté deux statues d’ours qui décorent le principal escalier du Palais fédéral à Berne. Peut-être d’ailleurs que c’est le fait d’avoir vécu à Rome pendant plusieurs années qui a convaincu Pascal Janovjak de cette vérité toute baroque, qui veut que ce soit dans la réalité qu’on trouve les histoires les plus incroyables. On comprend en tout cas mieux pourquoi les personnages inventés, Chahine et Giovanna, doivent être pâles, bien peu romanesques en somme : c’est en contrepoint aux anecdotes si folles, si absurdes par moment que l’auteur va pêcher à pleines mains dans l’histoire du zoo de Rome, une histoire qui oscille entre des périodes fastes et d’autres, plus difficiles, où le public boude ses attractions.
Sans surprise, ce sera sous Benito Mussolini et son régime fasciste que le zoo de Rome connaîtra l’une de ses périodes de floraison, et même d’extension. Comme Eggenschwyler, Mussolini possède en effet un lionceau, qu’il va offrir au zoo de Rome et qu’il nommera, quelle idée extraordinaire, « Italia ». Et quand ce lion, qui est une lionne, accouche de trois petits, il faut à nouveau trouver des noms :
« On veut les baptiser Nizza, Savoia et Tunisi, mais la France s’insurge à l’évocation de ses territoires, cela laisse présager quelques heurts et il est encore trop tôt pour cela. On soumet alors le cas au vote populaire, les maîtresses d’école ramassent quantité de petits billets pliés, les familles écrivent aux journaux et le résultat est aussi inattendu qu’unanime. Dans un de ces élans d’intelligence collective qui caractérisent les nations libres, le peuple surnomme les trois lionceaux Bebe, Nini et Toto. »
Hâte-toi lentement
Deux traits stylistiques majeurs du roman de Pascal Janovjak apparaissent dans l’extrait qu’on vient de citer. Et ce n’est peut-être pas le fait du hasard qu’ils correspondent aux deux premières caractéristiques notées par Italo Calvino dans ses Leçons américaines : la légèreté et la rapidité. Pour Calvino, la légèreté n’est pas liée au vague ou à l’aléatoire, mais au contraire à la précision et à la détermination : deux qualités qui marquent aussi le Zoo de Rome, cet ouvrage si bien documenté et pourtant si éloigné de tout pédantisme. Mais n’oublions pas que la légèreté a aussi une dimension existentielle : elle est une réaction, comme le note encore Calvino, à la pesanteur de vivre. Avec Janovjak, nous survolons l’histoire du zoo de Rome, et avec elle l’histoire de l’Italie et celle de notre vieille Europe. A travers le sort des animaux, on nous rappelle les moments noirs de notre histoire collective : à l’exemple de l’ours apennin Fritz, qui fait le salut fasciste pour obtenir une sucrerie, et qui semble à l’image de ces Italiens ou Allemands dressés comme des animaux de foire. Et lorsque l’ours s’écroule enfin, « gorgé de friandises » comme l’écrit notre auteur, on sent bien la dimension symbolique de cet écroulement.
On la sent dans la mesure où Pascal Janovjak ne s’appesantit pas, il reste léger et il va vite. Le passage qu’on vient d’évoquer se situe à la toute fin d’un chapitre, avant qu’on ne passe à nouveau à l’histoire de Chahine et de Gianna, avant qu’on ne change à nouveau de rythme. Calvino reconnaissait comme sa devise le célèbre adage du festina lente, « hâte-toi lentement », et cet adage pourrait aussi être celui du Zoo de Rome, tellement notre auteur maîtrise le jeu entre la vélocité et la lenteur. Chez lui, l’histoire file, les années se suivent et ne se ressemblent pas ; mais la vie quotidienne, elle, est au contraire lente et monotone. En quelques pages seulement, nous passons des années 30 aux années 50, de Mussolini à Fellini, ou plutôt à son petit frère Riccardo, réalisateur de documentaires animaliers ; en autant de pages, nous continuons à observer Gianna et Chahine s’approcher doucement, se tourner autour, sans que l’on parvienne au fond à mieux les connaître. On les observe comme on observerait des animaux sauvages dans leur cage : ils sont là, ils bougent certes, mais la plupart du temps, il ne se passe rien. On attend. Puis on continue son chemin.
Le vide dans le papier
Pouvait-on rêver meilleur endroit qu’un zoo pour mettre en évidence l’opposition entre le temps de l’histoire et le temps de la vie, entre le temps qui se scande et le temps qui s’écoule ? Les animaux, on le sait ou on croit le savoir, vivent dans un présent perpétuel. Et les hommes ? Ils vivent dans deux temps à la fois : celui de la conscience, qui se scinde en un passé, un présent et un futur ; et celui de leur vie animale à eux, qui n’a lieu que dans le présent. Pour donner forme et corps à cette opposition, Pascal Janovjak a glissé parmi les animaux du zoo une espèce, ou plutôt une sous-espèce, particulièrement rare : le tamandin. Appartenant à l’espèce des fourmiliers, aussi appelé tamanoirs, le tamandin du zoo de Rome, de son nom savant Tamandinus tubulidentatus, est une espèce littéralement en voie d’extinction, puisque Oscar, l’exemplaire romain, semble bien être l’unique et dernier tamandin vivant. Ce qui en fait un animal qu’il faut aller voir le plus rapidement possible, avant qu’il ne soit trop tard, et donc une attraction majeure qu’il s’agit de mettre en valeur. Peu importe que l’animal ait la fâcheuse habitude de se cacher la plupart du temps sous son buisson favori : il deviendra l’attraction principale du Zoo de Rome, qu’on exposera désormais dans la Grande Volière en acier construite par l’architecte Raffaele de Vico en 1935. Un cadre grandiose pour une attraction en réalité invisible, comme ne manque pas de le signaler le nouveau dépliant que la direction du zoo vient de commander à ses graphistes :
« En parcourant cette nouvelle brochure, le regard était contraint de se porter sur la Grande Volière. Là les graphistes avaient fait preuve d’une belle inventivité : ils avaient représenté le tamandin par une silhouette découpée, un vide dans le papier. »
Ne cherchez pas le tamandin dans vos encyclopédies. Ne lancez pas Google à sa recherche : vous tomberez sur la photo de Pascal Janovjak ou sur la couverture de son roman. Le tamandin en effet n’existe que dans la fiction que notre auteur a bien voulu lui consacrer. Fruit du croisement sonore entre le tamanoir et le pangolin, le tamandin, cet animal aussi invisible qu’inexistant, occupe cependant une fonction clé dans le roman, puisqu’il sert de nœud, ou plutôt de point de fuite vers lequel tendent les différents fils de l’histoire.
Poétique de la zoologie
Au cas où vous n’auriez pas encore lu ce magnifique roman retors, je ne voudrais pas dévoiler ici une autre intrigue, quasi policière, qui viendra se mêler peu à peu à celles qu’on a déjà évoquées. En revanche, je voudrais ajouter un mot au sujet de l’étrange poétique de la zoologie que pratique l’auteur dans son roman, un peu à la manière des auteurs de la Renaissance pour qui le microcosme et le macrocosme, l’homme et le monde s’interpénètrent à travers la capacité de nommer. La richesse du monde se dévoile en effet dans les noms que l’être humain appose aux autres êtres : aux éléphants, lions et zèbres, mais aussi aux isards, aux ourébis, aux oréotragues et aux potamochères ; aux nyalas, aux tragélaphes, aux cercopithèques et aux oryctéropes ; et jusqu’au o’o’a’a’ de Kauai – mais celui-là s’est éteint, en tout cas il n’a plus été observé depuis 1987. Et il y a aussi l’Amblyomma improbus qui joue un rôle essentiel dans notre histoire, mais justement, j’ai décidé de me taire à son sujet pour ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte.
Le Zoo de Rome de Pascal Janovjak, l’ai-je suffisamment fait comprendre, est un livre redoutable, dans lequel chaque figure en cache potentiellement une autre. Ce roman fait mine de parler des animaux quand en réalité, il parle des hommes. Mais quand il parle des hommes, il les évoque à leur tour comme des animaux, mus par l’instinct plus que par la raison. A ce qu’il semble, le prénom du personnage de Chahine signifie en langue arabe « faucon » ; un nom de rapace, alors même que l’architecte est d’une infinie douceur. Il ressemble au fond bien plus au tamandin, cette bête si évanescente et qui est sans défense face au tollé provoqué autour d’elle. Mais qui est en mesure, dans ce roman, de démêler le vrai du faux ? l’animal de l’humain ? le masculin du féminin ? la fiction de la réalité ? Dans un monde où les apparences sont trompeuses, où les histoires les plus rocambolesques sont peut-être vraies et où les affirmations les plus banales peuvent être mensongères, le lecteur n’a d’autre choix que de s’abandonner avec délice au pouvoir de la littérature et à l’auteur capable de la faire vivre.