Laudatio 2024

Catherine Loveyhistoire de lhomme qui ne voulait pas mourir, Éd. Zoé

Par Thomas Hunkeler, président du jury.

Discours prononcé le 11 juin 2024 lors de la remise du prix
Michel Dentan au Cercle littéraire de Lausanne.

Il y a trente ans, en février 1994, j’eus l’occasion d’assister à l’Université de Berkeley en Californie à une conférence du célèbre neurologue Oliver Sacks. Ce dernier venait y évoquer l’un de ses premiers livres, intitulé Awakenings (traduit en français sous le titre L’éveil), un ouvrage consacré à des patients souffrant, pour certains depuis de longues années, d’une forme particulièrement aiguë de la maladie du sommeil. L’éveil dont il est question dans ce livre était dû à l’administration, à ces patients, d’un nouveau médicament, le L-dopa, qui permit, du moins dans un premier temps, de les faire sortir de leur état cataleptique avant que des effets secondaires souvent massifs ne viennent remettre en cause l’effet miraculeux du traitement. Vous avez peut-être vu le film qui a été tourné en 1990 d’après cette histoire, avec Robin Williams dans le rôle du médecin et Robert de Niro comme l’un des malades.

En 1994, Oliver Sacks était pour moi surtout l’auteur d’un autre livre qui m’avait beaucoup marqué, un livre au titre particulièrement intrigant : L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau (The Man Who Mistook His Wife for a Hat). Ce livre s’ouvre sur le cas d’un certain docteur P. lequel, en raison d’une affection neurologique, est incapable de reconnaître des visages, celui de sa femme ou le sien propre, mais non des formes ou des objets à caractère géométrique, comme par exemple un chapeau. Et c’est la raison pour laquelle le docteur P., au moment de quitter la salle de soin d’Oliver Sacks, tente de saisir le visage de sa femme, croyant qu’il s’agit de son chapeau.

Si les écrits de Sacks ont fasciné tant de lecteurs, c’est que son approche est en réalité moins celle d’un médecin traitant que d’un anthropologue. Dans le cas de l’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, le traitement médical n’est pas au centre de l’intérêt de Sacks – d’ailleurs, le neurologue dut s’avouer incapable de guérir ou même de traiter ce patient – ; la force de fascination de ses écrits réside tout entière dans la description de cas qui élargissent notre compréhension de ce qui est humain. Aussi, l’art de guérir se résume-t-il parfois, et peut-être souvent, à ce que le poète anglais W. H. Auden, un proche ami de Sacks, appela « l’art intuitif de courtiser la nature ».

Si j’ai repensé presque immédiatement, en lisant le dernier livre de Catherine Lovey, à L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau d’Oliver Sacks, c’est bien sûr d’abord en raison de la parenté des titres. Histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir fait résonner le même syntagme central, « l’homme qui » ; syntagme lequel, soit dit en passant, est aussi le titre de l’adaptation théâtrale que le dramaturge Peter Brook créa en 1993 à partir du livre de Sacks. « L’homme qui » : un syntagme sous la forme d’une promesse minimaliste, celle-là même qui ouvre le roman de Catherine Lovey au moyen d’un clin d’œil aux contes de fées de notre jeunesse : « Il était une fois un homme, un brave homme audacieux, qui ne voulait pas mourir. » 

Le parallélisme entre Oliver Sacks et Catherine Lovey semble s’arrêter ici. Car là où le neurologue, à qui on a parfois reproché ses velléités littéraires, opte pour des cas les uns plus extraordinaires que les autres, Catherine Lovey quant à elle choisit de nous raconter une histoire à priori on ne peut plus ordinaire : celle d’un homme qui ne veut pas mourir. Une histoire en quelque sorte « terriblement banale », pour reprendre les mots d’une journaliste de la RTS, dont le défi réside peut-être, justement, dans ce que la banalité peut avoir de terrible, mais aussi de révélateur. 

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Mais attention : le livre de Catherine Lovey s’appelle histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir, et non « L’Homme qui ne voulait pas mourir », et ce mot d’« histoire » qui précède la mention du sujet, « l’homme qui ne voulait pas mourir », s’écrit en plus, et contre tout usage, avec une minuscule – comme si le titre du livre hésitait à se poser en titre, hésitait à proposer un vrai début, hésitait enfin à se présenter comme une entité digne d’une majuscule. 

Et peut-être qu’effectivement, c’est à une histoire, une histoire parmi d’autres histoires possibles, que ce livre nous confronte ; à une histoire aux antipodes de cette Histoire majuscule « avec sa grande hache », comme disait Georges Perec : lui qui était convaincu que ce qu’il appelait, non sans provocation, « l’infra-ordinaire » était bien plus intéressant, bien plus instructif, bien plus original même que l’extraordinaire qui remplit chaque jour nos journaux et nos cerveaux. Un homme qui ne veut pas mourir : en effet, quoi de plus ordinaire. Le contraire eût sans doute été plus étonnant, plus « romanesque » en quelque sorte. Mais non. Avec histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir, ce récit qui s’ouvre sur une minuscule, nous nous tenons d’emblée loin de tout spectacle. L’écrivain – car oui, Catherine Lovey revendique cette notion au détriment de celles d’écrivaine ou d’autrice – l’écrivain nous place dès le début du texte, dès le titre, dans ce qu’on pourrait appeler, avec une métaphore musicale, une gamme mineure. 

Intituler ce roman histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir au lieu de L’homme qui ne voulait pas mourir, c’est aussi rappeler que toute histoire a un narrateur, ou, en l’occurrence, une narratrice, qui a ses raisons de raconter cette histoire-ci. On ne raconte pas impunément une histoire, car cette histoire que je raconte, à son tour elle me raconte, moi aussi, selon la devise bien connue : « Dis-moi ce que tu racontes, et je te dirai qui tu es. » Peut-être d’ailleurs vaudrait-il mieux dire « Dis-moi comment tu racontes, et je te dirai qui tu es », car le style est sans doute, à ce sujet, plus révélateur que l’intrigue. 

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Vous serez peut-être surpris si je vous dis que ce livre qui s’appelle histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir ne raconte pas l’histoire d’un homme qui ne veut pas mourir ; ou en tout cas, qu’il ne raconte pas que ça, loin de là. On pourrait dire que c’est à un titre en trompe-l’œil que nous avons affaire ici, comme dans certains tableaux baroques où le peintre se plaît à induire le regard des spectateurs en erreur en leur faisant confondre cadre et tableau, illusion et réalité. Je disais donc que histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir ne raconte pas l’histoire d’un homme qui ne veut pas mourir, et il me faut évidemment préciser : ce livre nous raconte l’histoire d’une femme qui nous raconte l’histoire d’un homme, ou plus exactement qui nous raconte l’histoire de leur rencontre à travers la perspective de la femme. Car c’est uniquement par elle, et à quelques moments par d’autres femmes, que nous avons connaissance de l’homme, celui que la narratrice s’obstine à appeler « l’homme qui ne voulait pas mourir », alors même qu’il a bel et bien un prénom : Sándor.

Si cet homme s’appelle Sándor – ce que l’on apprend d’ailleurs assez tardivement dans le roman, puisque la narratrice, justement, préfère l’appeler « l’homme qui ne voulait pas mourir » ou encore « mon voisin » –, c’est qu’il forme un écho, un clin d’œil, à l’écrivain hongrois Sándor Márai, ce romancier antifasciste et anticommuniste qui devait finir sa vie en exil, tout comme l’homme qui ne voulait pas mourir. Catherine Lovey ouvre son livre sur deux épigraphes, l’une de Tolstoï, et l’autre justement tirée du Journal de Sándor Márai : « C’est terriblement difficile de connaître la vérité sur nous-même ; sur notre nature, nos tendances, nos désirs. C’est quasi impossible. À ce propos règne une brume abyssale et dense que le rayonnement de l’intelligence ne réussit pas à percer. »

À qui cette leçon de scepticisme quasi-proustien quant à la possibilité de se connaître soi-même se réfère-t-elle ? À Catherine Lovey sans doute, mais derrière elle, ou plutôt devant elle, aux deux figures dont ce roman nous retrace, moins le destin – ce mot est décidément trop grand, trop imposant – que quelques moments partagés. Une série d’instants, pour la plupart fugaces, entre la voisine qui est aussi la narratrice et le voisin, Sándor, cet homme qui ne voulait pas mourir. Or s’il est évident que Sándor est pour la narratrice un homme quelque peu énigmatique, ce qu’il va d’ailleurs rester jusqu’à la fin du roman, il est peut-être un peu moins évident que la même chose est vraie au sujet de la narratrice. Car bien que ce soit elle qui raconte l’histoire qu’on est en train de lire, on n’apprend que très peu de choses sur elle. Serait-ce par discrétion ou par pudeur que la narratrice s’efface ainsi ? 

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Au fur et à mesure que l’histoire avance, la narratrice et l’homme qui ne voulait pas mourir font connaissance, en simples voisins d’abord, qui se muent peu à peu en… quoi ? des confidents ? des amis ? quel nom peut-on donner au type de relation qui se noue entre les deux ? A priori, tout semble les opposer, de façon presque caricaturale : l’homme plutôt discret, qui peine à montrer ses émotions et qui ne paraît exister que par son travail ; et la femme qui semble être dans un constant souci d’autrui, de son voisinage comme du monde qui l’entoure, et notamment du bosquet à proximité dont l’existence est menacée par la construction d’un centre multisport. Le contraste est par moments flagrant entre leurs deux façons d’être, comme le montre tel passage que je voudrais vous citer : 

Le monde est fatigant. Tout ce qui provient du monde est éreintant, les nouvelles proches, les nouvelles éloignées, et même le monde sans aucune nouvelle fatigue, avais-je dit à mon voisin un soir au début septembre, en rentrant du travail. La succession obligatoire des saisons est lassante aussi. Et cet enchaînement impitoyable des jours de la semaine. J’en avais assez de ces lundis, lui avais-je dit, de ces mardis, de cette boîte du temps dans laquelle nous étions enfermés, à faire semblant qu’un lundi ne ressemble pas à un autre ou, plus souvent encore, à nous montrer contents qu’un lundi soit un lundi et rien de plus, et que tous les lundis soient ainsi et les mardis et les mercredis. À nous cogner contre les sempiternels mêmes murs, jeudi puis vendredi puis samedi, sans possibilité de soulever le couvercle, d’échapper à cette mécanique, de changer enfin de dimension. Ce monde fatigant me fatiguait terriblement, lui avais-je confié avant de lui demander si ce monde fatigant ne le fatiguait pas lui aussi. 

Oui, avait-il répondu. 

Et alors ? l’avais-je interpellé ?

Alors rien, avait-il conclu.

Mais ne nous y trompons pas : la narratrice et l’homme qui ne voulait pas mourir ne sont pas si différents que ça. Au-delà de leur différence de caractère, qui est peut-être d’abord une divergence de comportement, la narratrice et l’homme qui ne voulait pas mourir sont des êtres similaires, sinon dans leur façon de parler, du moins dans leur façon d’être. Tous les deux sont des solitaires, comme la narratrice le reconnaît dès le début du roman : « Mon existence peut être qualifiée de solitaire. Celle de l’homme qui ne voulait pas mourir aussi. » 

Mais tandis que nous n’apprenons quasiment rien sur la narratrice, sur ce qui expliquerait son choix d’une vie solitaire au milieu des gens, l’histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir nous est peu à peu dévoilée, fragment par fragment, instant par instant. On apprend ainsi que la femme rencontrée par la narratrice sur le palier devant son appartement, avant même d’avoir fait la connaissance de Sándor, était bien la compagne de celui-ci avant que leur relation ne s’essouffle ; on apprend que Sándor, enfant unique, a grandi entre des parents qui ne semblaient pas s’aimer et qui peinaient à accorder plus qu’un intérêt poli à leur fils ; on apprend que c’est sa tante Olga, la sœur de sa mère, qui a été pour lui la personne la plus importante ; on apprend enfin à quel point l’expérience du système totalitaire de sa Hongrie natale, puis celle de l’exil ont marqué Sándor. 

            En revanche, un aspect échappe largement à la narratrice, et donc aussi aux lecteurs : c’est la façon dont Sándor parvient à faire face à tout ce qui vient restreindre sa volonté d’indépendance : la pandémie, la maladie du cancer et, à l’horizon, sa mort. L’homme qui ne voulait pas mourir porte bien son surnom : tout ce qui touche à sa mortalité et à sa mort, il le tiendra soigneusement à distance, dans un mélange de stoïcisme, de refoulement et de dénégation. Cette attitude ne cesse de surprendre, parfois même d’agacer la narratrice. Dès les premières lignes du roman, elle épingle cette attitude :

Cet homme savait que la mort existe. Il savait même qu’elle se manifeste tous les jours. Seulement, il ne pouvait pas croire qu’elle le menaçait, lui, personnellement. Un peu comme si le soleil qui le réchauffait n’était pas celui qui réchauffe les autres, pas le même soleil, ni la pluie qui le mouillait.

La force de dénégation dont l’homme qui ne voulait pas mourir fait preuve, même lorsqu’il sera confronté à la pandémie, puis brutalement à sa maladie, ne cessera d’étonner la narratrice. Lorsque Sándor l’appelle de New York en pleine épidémie de Covid, la narratrice croit d’abord qu’il délire ; et lorsque, à l’occasion d’une hospitalisation d’urgence, il décrète, à peine arrivé dans sa chambre, avoir l’intention de repartir dès le lendemain pour assister à un mariage en Italie, alors même que son état devrait lui interdire de seulement y songer : « La réalité était telle, pourtant, que si un incendie s’était déclaré dans la chambre, Sándor eût été incapable de soulever lui-même son duvet, sans parler de sa faculté à se précipiter hors de son lit. » Peu à peu, cependant, la narratrice accepte d’entrer dans le jeu de l’homme qui ne voulait pas mourir, elle reconnaît à la fois son besoin de se projeter dans un avenir meilleur et sa capacité à échafauder si nécessaire des fictions qui l’aident, sinon à ne pas mourir, du moins à mieux vivre, le temps qui lui reste. 

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L’une des particularités de ce livre bien étrange réside, on l’aura compris, dans la façon qu’il a de nous soumettre à un regard, celui de la narratrice, et de nous bercer de sa voix à la fois douce et impitoyable, alors même que le sujet du roman est en réalité un autre : cet homme qui ne voulait pas mourir. On parlerait volontiers, à propos de cet homme, d’une vie minuscule, au sens que Pierre Michon donne à ce terme, s’il n’y avait cette voix têtue qui se rappelle à nous à tout moment, ne serait-ce qu’en s’obstinant à appeler Sándor, encore et encore, l’homme qui ne voulait pas mourir. Quelle drôle d’appellation, au fond. On se demande si elle véhicule une proximité ou une distance – probablement les deux. Elle met à distance au moment même où on se penche sur cet homme ; elle s’en rapproche tout en insistant sur son quant-à-soi.

Je me demande si c’est là ce que la quatrième de couverture du livre appelle le regard frondeur de Catherine Lovey : sa façon si particulière, et à vrai dire inimitable, de joindre les opposés : le naturel et l’artifice, par exemple. Car oui, cette histoire avec minuscule nous est racontée avec un naturel touchant, qui fait que même le sujet, oh combien rabattu, de la pandémie y a un petit air de famille, tout en légèreté. Oui, nous nous souvenons, nous aussi, de la douceur inattendue de ce premier printemps 2020. Et en même temps, oui littéralement en même temps, ce récit cultive une allure de conte philosophique, raconté avec un soupçon d’ironie presque insaisissable. Un conte où il est question des rapports si compliqués entre les hommes et les femmes, à l’exemple, ici, de cet homme entouré depuis toujours, dirait-on, de femmes : sa tante Olga, sa première épouse Veronika, son amie allemande Brigitte Steiner, son autre amie Gloria, et bien sûr notre narratrice sans nom :

Au fond, nous étions nombreux autour de Sándor à le protéger. En y pensant, cet après-midi, dans cette chambre, je m’étais dit que cette protection proche de la surprotection était avant tout le fait de femmes, moi-même y compris, et que cela ne tenait pas du hasard. À plusieurs occasions, parlant de ses amitiés, mon voisin avait souligné qu’il trouvait les femmes plus intéressantes. Je n’avais pas bronché jusqu’au jour où, n’y tenant plus, je m’étais moquée de son adjectif assez méchamment. Il n’avait pas du tout compris pourquoi.

D’où vient cette soudaine méchanceté ? Ne cache-t-elle pas un brin de jalousie ? Sans vouloir insinuer que cette histoire entre un homme et une femme soit au fond une histoire d’amour, on sent bien qu’il y a autre chose entre ces deux êtres que de simples rapports de voisinage. Il y a bien plus : une véritable fascination, qui par moments semble verser dans l’obsession. L’homme qui ne voulait pas mourir vient littéralement habiter notre narratrice, qui ne semble pas avoir d’existence en dehors de lui ; et on ne s’étonnera pas qu’elle choisisse à son tour, lorsque Sándor sera à l’hôpital, de venir quasiment s’installer chez lui, en une sorte de fusion à distance, si j’ose dire. Et c’est exactement de cette façon que la voix de la narratrice s’installe aussi en nous lorsque nous lisons cette histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir.