Anne-Lou Steininger, Les Contes des jours volés, Ed. Bernard Campiche
Par André Wyss, président du jury.
Chère lauréate, Mesdames et Messieurs les membres du Cercle littéraire, chers invités, chers amis,
Quelque part dans le livre qui nous intéresse aujourd’hui, le narrateur évoque avec mépris le « pipoulet de salon », qu’il oppose à la « verbaille splendoriphore » et au « jargon rodomenteur » de ceux qui parlent à « cloque-langue », et certes, ce n’est pas dans les salons du Cercle littéraire de Lausanne que l’on pratique le pipoulet, nulle crainte de ce côté-là. Mais saurons-nous au moins trouver le « jargon rodomenteur » qui convient à la circonstance ? « Jargon », je ne dis pas, c’est le pain quotidien du professeur de littérature, on le sait. Mais « rodomenteur », c’est une autre affaire.
Pour la première fois depuis dix ans, ce n’est pas Jean Kaempfer qui se trouve ici, et, lui ayant succédé dans la fonction d’un président de jury, je voudrais essayer de vous faire comprendre pourquoi je suis très heureux personnellement de pouvoir, dès mon entrée en fonction, remettre le prix Dentan à un auteur dont le livre, les Contes des jours volés, représente en tout point et très exactement l’idée que je me fais du langage littéraire, de la littérature et de la fiction.
Pour cela, je remonte à la source. François Le Lionnais, auteur du Premier manifeste de l’Ouvroir de littérature potentielle, demandait finement :
Vous souvenez-vous des discussions qui ont accompagné l’invention du langage ? Mystification puérile, fantaisie, déliquescence de la race et dépérissement de l’Etat, trahison de la Nature, atteinte à l’affectivité, crime de lèse-inspiration, de quoi n’accusa-t-on pas (sans langage) le langage à cette époque. Et la création de l’écriture, et la grammaire, est-ce que vous vous imaginez que cela ait passé sans protestation ?
Rousseau prendrait la question au sérieux et s’écrierait : « Voilà le langage, c’est le paraître face au non-langage qui seul est l’être ». Et Raymond Queneau, tout aussi inquiet mais plus moderne, pensait que l’origine du langage, cela pouvait être le fait d’un type qui avait mal au ventre et qui voulait le dire. « Evidemment, il n’y parvenait pas, il n’y est jamais parvenu, jamais personne n’y parviendra. » Or, le langage, le langage rodomenteur, la verbaille même nous intéressent plus que le non-langage, plus que le silence, n’est-ce pas ?
Quant à la littérature, le procès verbal de la séance du 12 février 1961 de ce même Ouvroir de littérature potentielle contient un morceau que je voudrais que nous méditassions :
Jean Queval intervint pour demander si l’on est pour les fous littéraires. A cette question délicate, François le Lionnais répondit fort subtilement : – Nous ne sommes pas contre, mais la vocation littéraire nous intéresse avant tout. Ce que précisa Raymond Queneau : – Il n’y a de littérature que volontaire.
Voilà pour la littérature, Mesdames et Messieurs. Nous sommes résolument pour la volonté en matière artistique, n’est-ce pas ? Nous voulons que le jardon, si jargon il doit y avoir, soit résolument rodomenteur, et quant à la verbaille, nous l’aimons splendoriphore, n’est-il pas vrai ? – et elle ne peut l’être vraiment qu’à force de travail. Bref, nous voulons le langage le plus original, le plus artiste possible : nous voulons des livres qui soient comme ceux d’Anne-Lou Steininger.
Passons à la littérature de fiction : je m’approche du sujet, vous voyez, je vais y arriver, j’y suis. « Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? » – telle est la question qui est posée sur le rabat de couverture des Contes des jours volés. Et les questions continuent : « Pour tromper la mort ? Par peur du noir ? Ou parce que la réalité ne suffit jamais à notre plaisir ? Faire diversion et se divertir: c’est l’enjeu des Mille et Une Nuits que l’on retrouve dans ces récits. Peut-on les appeler fables pour leur valeur d’illustration ? Parler de fantastique en ce qui les concerne? Oui, mais d’un fantastique de la perception – et d’une illustration par l’absurde. » Fin de citation. Voilà tout un programme tracé, une vraie poétique du livre de fiction et en même temps une exégèse instantanée des Contes des jours volés sous la forme de questions plus ou moins rhétoriques. Voyons ce que nous en ferons.
Il n’est pas question de « raconter des histoires », notez-le bien, mais de se raconter des histoires, c’est-à-dire en somme se tromper, ou du moins s’en faire accroire, se laisser embobiner par l’autre qui est en nous. « Pour tromper la mort ? » Oui, il s’agit bien toujours de faire comme si la mort pouvait être l’objet de négociation, mais dans ce livre, c’est au premier degré que cela se passe, il s’agit de tromper la mort, ou son représentant, de façon tout à fait explicite. « Par peur du noir ? » Raconter, narrer, action nocturne, à moins qu’on ne prenne le noir comme cet environnement permanent de notre être dans son état normal, ignorant tout de ce qui pourtant le concerne de si près. « Ou parce que la réalité ne suffit pas à notre plaisir ? ». La réalité, pour sûr, ne suffit pas à notre plaisir. Et disons même qu’il n’y a pas de réalité. Nous savons bien qu’il n’y en a que dans les livres, dans les tableaux, dans les films. Ce que nous observons et dont l’existence même n’est pas mise en doute par notre bon sens, bien qu’elle soit niée par certaines religions, et bien qu’elle soit postulée par les philosophes au prix de bien des contorsions, cette réalité est trop pauvre pour nous intéresser, et donc n’existe pas vraiment : comment cela pourrait-il nous plaire ? Aussi la réalité qui nous est montrée dans ce livre sera-t-elle une surréalité, une irréalité plus improbable et plus probante que notre pauvre quotidien.
Dernière hypothèse du rabat : « Faire diversion et se divertir ». Faire diversion est de bonne guerre, et c’est en somme la même chose que se raconter des histoires. Quant à se divertir, c’est une tout autre affaire, mon Dieu, c’est un péché ! C’est qu’il est alors question de plaisir et le plaisir est suspect. Il est pourtant – faut-il vous le rappeler, Mesdames et Messieurs ? – un des critères d’attribution de notre prix, s’agissant d’honorer une œuvre qui s’impose par sa force d’écriture, son originalité et le plaisir de lecture qu’elle procure. On ne dira jamais assez quel peut être le plaisir du récit (et les Contes de Mme Steininger sont l’occasion de le redire), plaisir à la fois de raconter et de se faire raconter de histoires. Dans « Le pouvoir des fables », La Fontaine propose une théorie sous la forme d’une narration : tel orateur n’arrivant pas à capter l’attention des Athéniens dans une occasion pourtant dramatique, passe à l’anecdotique, leur fait dresser l’oreille, puis leur fait honte de préférer une histoire insignifiante au bien de leur patrie. C’est dans cette occasion que le poète écrit, lucide et sage : « Si Peau d’Ane m’était conté / J’y prendrais un plaisir extrême. / Le monde est vieux, dit-on : je le crois : cependant / Il le faut amuser encor comme un enfant. ».
Et voici ce qu’annonçait Anne-Lou Steininger en 1998, quand son livre était en projet.
Dans le conte qui ouvre le recueil, un homme prétend avoir trouvé le moyen de retarder l’échéance de sa mort. A l’ange-percepteur qui vient chaque matin retrancher un jour au fil de sa vie, il raconte une histoire telle que celui-ci, troublé par ce qu’il vient d’entendre, le quitte en oubliant de prendre son dû. Qu’est-ce qui peut bien déboussoler un ange ? N’est-il pas, par nature, étranger au doute ? N’est-il pas omniscient, parfait ? Précisément. Sa perfection l’aveugle. Elle lui rend indéchiffrable la nature humaine faite de contingence, d’incertitude, d’altérité… mais aussi de ruse et de plaisir. Son orgueil pourtant le pousse à essayer de comprendre: qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’un être de temps ? Il veut absolument le savoir. Réponse dans les récits qui suivent. Ou plutôt fictions de réponse, car l’auteur présumé de ces contes gage que l’énigme reste à jamais entière… // Dans sa confrontation avec l’ange, l’homme utilise ses armes d’histrion ou de poète, des armes de faible, les seules dont il dispose : il joue l’art des mots contre l’aridité de la Loi, le plaisir de la fiction contre la Vérité, la dérision contre le fatum. S’il ne doit pas échapper à la mort, il aura eu le temps de l’apprivoiser et la jubilation de déployer aux yeux de l’ange dérouté l’inépuisable étrangeté de la nature humaine. Ce n’est évidemment pas la mort qui nous intéresse ici, mais bien ‘‘les jours qui restent à vivre’’. La mort n’est que cet écrin sombre sur lequel nos petites joies ressortent avec plus de splendeur et d’insolence.
Ces Contes des jours volés sont des contes, assurément, mais plus au sens Erzählungen qu’au sens Märchen. Notez que le latin computare a donné aussi bien conter c-o-n-t-e-r que compter c-o-m-p-t-e-r. On trouve curieusement le même rapport dans la paire zählen-erzählen. La relation de « conter », avec n, à « compter », avec mp, est à la fois mystérieuse et très éclairante. Raconter, ce serait donc énumérer des faits, dégager la suite des événements, ce qui les enchaîne, ce qui les relie pour faire une histoire, avec un début et une fin, et après ce n’est plus comme avant, et le narrataire pousse le narrateur en avant, et il le veut enfin comptable de tout ce qu’il raconte.
Qu’aurons-nous à compter – zählen – dans ces contes ? Qu’ils sont au nombre de trente-cinq, ou peut-être de trente-quatre. Qu’un décompte des jours qui restent à vivre est le prétexte à chaque histoire. Que le narrateur vole des jours à la mort en énumérant des faits étranges. Que la valeur monnayable des histoires est donc grande, puisqu’elle vainc la mort même et lui fait rentrer temporairement son dard. Que cette valeur en impose à un comptable des jours du narrateur. Comptable, cela veut dire tout aussi bien responsable. Ces contes qui s’enchaînent, c’est aussi 1 + 1 + 1 + 1, et ainsi de suite, c’est-à-dire que c’est chaque fois la même chose, encore que très différemment. Nous sommes ici dans le domaine de la variation, les Contes des jours volés sont des sortes de variations Goldberg ou mieux de variations Diabelli de notre littérature, le premier texte équivalant à la valse, le dernier portant les variations à 34, soit une de plus que chez Beethoven.
Mais pour nous faire revenir à du moins chiffré, à du plus littéraire, voire à du plus anthropologique, il y a cette formule de l’auteur, si frappante et si extraordinairement resserrée : le conte est fait « pour endormir les enfants et réveiller les grands ». Voilà qui mérite notre réflexion, nous les liseurs, nous les critiques, nous les membres de jury ou de cercle littéraires. Pourquoi ce qui endort les enfants réveille-t-il les grands ? Parce que l’inventé, le merveilleux, l’irréel, le surréel, l’imaginaire, tout cela rejoint chez l’enfant son monde intérieur, rencontre en lui ce qui l’éloigne de l’insécurité du monde ambiant et hostile – et l’endort. Alors que pour nous, les contes agiraient à l’inverse comme des révélateurs, nous faisant revoir toutes choses, c’est-à-dire nous les faisant enfin voir comme elles sont, nous sortant par là de notre routine – nous réveillant. Posons donc que l’enfant prend les histoires telles qu’elles sont, alors que nous, dans notre besoin si profond d’accorder du sens à toute chose, nous considérons les mêmes histoires comme des allégories. « Valeur d’illustration » notait le rabat.
C’est bien pour cela que les contes d’Anne-Lou Steininger sont tellement inattendus, tellement variés, et les textes qui nous les apportent tellement jubilatoires dans leur langage, et parfois si brefs. Pour les faire signifier, les ressorts principaux sont l’ironie et le fait qu’ils sont, comme les poèmes en prose d’un Max Jacob, toujours parfaitement situés, ce qui veut dire, d’une certaine façon, ailleurs, mais bien là, tout simples dans leur insondable complexité, ou au contraire insaisissables dans leur désarmante évidence. Par exemple ceci, dont le titre est … « Sans titre » et qui est un des deux textes les plus courts du livre :
Elle hirondelle. Menton levé, visage clair, frappée de brève éternité – comme si, ayant fini d’attendre et de vouloir, elle avait aboli le temps – elle contemple les hirondelles.
Elle ne remarque pas qu’on lui dérobe son sac. Elle ne voit pas s’envoler son cartable, et sa veste, et ses chaussures. Elle ne bouge pas quand deux enfants farceurs ouvrent sa robe, qui zippe et glisse sur ses épaules : sa robe rouge, volée aussi. Et la jambe droite, et le bras gauche, et l’autre bras, et l’autre jambe, puis les hanches jusqu’au nombril, la poitrine et ses deux seins, le ventre enfin, et puis la tête – menton levé, visage clair – jusqu’au dernier cheveu : on lui a tout volé. Et elle n’a pas bronché, ne s’est pas plainte, n’a pas cessé et continue de contempler les hirondelles.
L’automne venant, hélas! on lui prendra aussi les hirondelles. Mais de cela, je crains qu’elle ne se remette pas.
Fin de la lecture. L’ironie, c’est la panacée dans le monde qui nous entoure, mais c’est aussi la seule façon que nous ayons de nous adresser à l’ange. Comment pourrions-nous lui dire ce que nous avons à lui dire si ce n’est de biais ? Comment pourrait-il nous écouter, si c’est pour apprendre ce qu’il sait mieux que nous ? Il est plus indifférent à toute contingence humaine que les Athéniens du fabuliste. Lui qui n’a ni sexe ni corps, comment pourrions-nous le détourner de sa mission transcendante, si ce n’est en le ramenant à la réalité crue des choses, non pas telles cependant qu’elles sont, mais telles qu’elles pourraient être, ou mieux encore, telles que nous voudrions qu’elles fussent ou apparussent pour mieux révéler ce qui, dans notre pauvre quotidien nous est si difficile à avaler, plus difficile encore à digérer. Mais l’ironie, entendons-nous bien, ce n’est rien autre chose que l’art même, arme d’histrions ou de poète tant qu’on voudra, arme infaillible.
C’est donc un livre merveilleux, dans tous les sens du mot, que celui d’Anne-Lou Steininger. Et puis, je ne l’ai pas encore assez dit, merveilleusement écrit. La trouvaille stylistique y est constante, l’imagination qui se manifeste dans les récits trouve un pendant tout à fait naturel dans l’invention verbale, jamais à court. Notre jury est ébloui par tant de formules qui font mouche, par tant d’exubérance, de figures malines, retorses. Cela baroquise, cela néologise avec délectation et pour la nôtre et c’est parfois tout de même très poétique, doucement nostalgique malgré l’ironie et la dérision.
Pour engager tout le Prix Dentan avec moi dans cet éloge, je cède la parole à une ancienne lauréate de notre, maintenant membre du jury, Rose-Marie Pagnard. L’écrivain parle d’un autre écrivain, et vous retrouverez sous sa plume le sentiment du merveilleux, de l’invention, de la variation :
Comme l’ange, nous n’avons pu résister aux charmes du conteur, lequel nous aura vendu pour fantaisies pures sa personne entière et véritable, et pour vérités pures ses inventions merveilleuses. Merveilleuses, c’est-à-dire venant des territoires imprévisibles des rêves, des transes éveillées et lucides, des boutiques de farces & attrapes, tous pays de liberté. Ah ! la liberté de créer des mots qui ricochent hilares dans des salles de funèbre utilité ! Bref, nous avons tout avalé, reluqué et placé sur l’orbite de notre pensée. Quand soudain nous avons pirouetté malgré nous à l’écoute d’une petite confidence de dernière page, innocemment appelée O mon beau Château. Oui, confidence, car ici ce n’est plus un homme qui parle, mais « elle », une femme, qui peut-elle bien être? Jetant subrepticement un regard vers le passé – mais que signifie ce mot, passé, dans l’énigme-absolue du temps humain?, regardant donc le souvenir du premier conte, nous nous apercevons ainsi que les sept jours se sont écoulés et que celui du beau château est un jour superfétatoire, une remise de peine. Et nous ne pouvons nous empêcher, en le vivant, de relier le coquillage au sable, le cargo au château, le facteur à l’ange fonctionnaire, les tempêtes marines aux siestes de la mélancolie, la chair aux os légers, en résumé, de relier le début et la fin, la fin et le début.
Le sablier se retourne, se retourne encore et encore. Quelle terreur quand nous avons dû assister au travail des tripiers, laveurs et autres démantibulateurs de notre corps à l’instant où la mort a saisi un être à notre ressemblance, jugez-en par ce qu’il dit: « les Leveuses de chair claquent langue » pour appeler les vieux oiseaux qui « volambulent, crapahutent et merlottent vers mon bouillon, ma bouillabaisse et trempent bec avidement » […] Ils ont tout gobé, les sublimes charognards, et je me hisse à merveille […] d’être sans dents et sans désir, de n’être plus. Quelle angoisse délicieuse par contre lorsque nous vîmes apparaître une dame belle et pâle portée par quatre lièvres de grande taille ! Et quel bond d’enfant nous faisons, à la fin, lorsque la conteuse, cette voleuse de jours, déclare le plus sérieusement du monde qu’il n’est de vrai château que de sable, de temps heureux que celui que l’on perd.
Mesdames et Messieurs, avec l’aide généreuse de M. Georges Bovay, celles du Cercle littéraire de Lausanne, du journal Le Temps et de la Faculté des lettres de Lausanne, je remets solennellement, mais avec le plus grand plaisir, à Mme Anne-Lou Steininger, pour les Contes des jours volés, le Prix Michel-Dentan 2006.