Catherine Safonoff, Autour de ma mère, Ed. Zoé.
Par André Wyss, président du jury.
L’agenda sur lequel on inscrit les petits événements du jour, le carnet où sont consignées les idées qui passent par là, le livre de bord où se marquent les étapes d’un voyage dans « l’espace du dedans », le journal intime où ce qui s’appelle « jour » dans le calendrier devient un événement singulier tout à fait personnel – ces supports et les énoncés qu’ils recèlent ou gardent peuvent certes quand ils ne sont pas de simples monumenta, conduire à la littérature, mais comment ?
Mi-mars, taille des arbres, vent du nord et beau temps. Monsieur R. grimpe dans les arbres et scie et coupe avec vigueur. Je ramasse et j’entasse les branches. Il y en a partout dans le verger, pourquoi ramasser juste sous Monsieur R. ? Pour qu’il me remarque. Une branche me tombe sur la tête. Pardon, me dit une voix dans le pommier. Monsieur R. s’excuse pour moi et plus tard me dit que j’ai bien travaillé. Il boit une bière, me montre la photo de son petit garçon et part au volant de la camionnette remplie de branches. Eclat blanc de son sourire.
C’est le début de Autour de ma mère. La quatrième de couverture dit de Catherine Safonoff qu’elle est romancière – je note ce terme dans un endroit où l’on aurait pu attendre « écrivain » – et l’éditeur attribue à cette romancière « une écriture de l’intime » qui « n’est jamais sentimentale », car « elle creuse l’intérieur de l’être avec humour et sens du paradoxe ».
Autour de ma mère, 260 pages plus bas :
Les oiseaux poussent leurs cris d’avant printemps. J’ai essayé de repérer celui qui fait fiou-itt, fiou-itt, peut-être un pinson des arbres ou une linotte. Bientôt M. R viendra tailler les arbres.
Un peu plus bas encore :
Il fallait une fin à ces notes et cette fin n’existait pas dans ma vie. Tant que j’aurais de la mémoire, il n’y aurait pas de fin à cette histoire mais il fallait finir d’écrire.
Tout en bas :
Et une lampe se balance sur la place d’un village abandonné, la pente va vers la mer, le vent passe dans l’arbre, la nuit est vaste, les secondes filent, quelqu’un lève la tête et ouvre les bras vers le ciel noir.
Fin de citation, fin du livre. Ma vie, cette histoire, finir d’écrire – triade bien féconde et très riche d’implications ! Ecrire est toujours possible, mais la littérature de l’intime n’adviendrait-elle pas au moment où l’on prend conscience de ceci qu’il faudra finir d’écrire ? La fin, quand il s’agit d’écriture, ce peut être un cadeau des muses :
Je continue de croire qu’au bout de ces notes m’attend une phrase inouïe.
Savoir ou croire cela implique un savoir sur l’écriture comme direction à tenir, comme organisation de quelque chose qui n’est jamais qu’informe en soi et en soi-même.
Je dis que je déteste l’informe, l’illisible, l’absence de sens, les taches et les gribouillis abstraits, dis que l’inexprimable doit rester où il est, inexprimé, inhumain.
Ce savoir si précieux, Catherine Safonoff le détient au moins depuis trente ans, au moment où commence une oeuvre dont chaque roman confirmera le caractère essentiellement autobiographique. Dans Le Temps de samedi dernier, au gré d’un bel article d’Isabelle Rüf, l’auteur se dit incapable d’écrire de la fiction : ce qu’écrit cette romancière ne seraient donc pas des romans, ce qui s’y lit n’aurait pas été inventé. On y trouve d’ailleurs des traces innombrables d’une réalité qui nous est familière et qui est toujours attestable : le Parc de Floraire, le chemin du Velours, le garagiste qui dit cardon pour cardan (et l’annuaire du téléphone confirme qu’il s’agit bien de M. Dejeu, Florian, chemin de la Mousse, à Thônex, où passe la Seymaz, pas loin de Conches). Et celle qui tient la plume est plus d’une fois identifiée : elle est en particulier l’auteur d’un livre intitulé Au nord du Capitaine, qui est de Catherine Safonoff. Autour de ma mère est donc une histoire, cette histoire doit avoir une fin, mais ce roman n’en est pas un et l’œuvre autobiographique se développe sur la voie d’une ambiguïté générique fondatrice.
A l’inverse, ces notes prises au jour le jour, parfois datées et qui suivent trois ans à peu près d’une vie, ne composent pas un pur journal intime, pas un carnet, pas un simple livre de bord. Ce que la narratrice nomme une « espèce de calendrier », ou « un tas », un « paquet de notes » est fait pour devenir un livre, et l’on ne sait quelle part de la réalité doit pour cela être transposée, ni comment. Au reste, ce qui nous est familier ne l’est pas fatalement : un journaliste français a supposé que la ville dont il est ici question est peut–être Genève, et par opposition à Genève, il situe en province la maison et le jardin de la narratrice. Géographie de Parisien qui pourrait faire de ce journal une fiction. Quant aux dates qui sont marquées dès le début et plus ou moins régulièrement, elles sont plus ou moins approximatives, sans mention d’une année qui pourrait nous situer ; elles paraissent disposées chronologiquement, mais d’une consécution qui reste à rétablir. Loin d’avoir la régularité métrique du calendrier, ces dates sont des balises, elles confèrent au texte un rythme irrégulier, comme impromptu et qui n’est pas tributaire d’une temporalité vécue.
Ecrire, quand il va falloir finir d’écrire, c’est aussi raturer, c’est recopier pour élaguer, c’est choisir. Autour de ma mère fait de ce travail un de ses thèmes : toute une poétique du livre à venir et en train de se faire y est mise en abyme, de façon tout à fait captivante. J’en parcours en vitesse quelques éléments pour que vous voyiez aussi que la poétique et l’écriture de l’intime peuvent ne faire qu’un.
Ecrire des notes au jour le jour pour repousser un dernier jour.
L’idéale dernière note : par elle je m’échapperais comme un renard de son terrier enfumé, par une issue secrète à l’arrière, pas de chiens ni de chasseurs et filer, courir, se sauver.
L’île qui a écrit mes quelques livres a disparu de la carte.
Par écrit, le mouvement se bloque, la pensée qui glissait se fige. Le sens, le sens qui commande telle structure de phrase et pas une autre, est une police qui arrête les images.
Bric-à-brac dans le garage, vieilles bicyclettes, outils rouillés, pneus, planches, pots de fleurs, bisons, cordes, choses pouvant servir un jour et je ne débarrasse plus, j’amasse ces notes.
Juin. Il y a des gens dans la maison et je n’arrive plus à écrire. Je n’arrive pas non plus à ne pas écrire aussi je redactylographie ces notes depuis le début en faisant toutes les coupures que je peux.
Je vais continuer d’écrire ces notes vers leur fin que je ne connais pas, je vais continuer de croire que la réalité écrite peut sauver de l’autre.
Et ces notes ainsi travaillées sont groupées très subtilement en des sections que séparent des sauts de pages et qui m’ont procuré plus d’une fois l’impression de poèmes en prose ; blancs entre les notes et sauts de pages entre les sections donnent à tout le livre un rythme libre et nourrissier, qui, joint aux leitmotive, aux retours, aux échos, structure le flux diariste de façon très poétique. C’est une forme de parole en archipel.
Mais pour que la littérature de l’intime advienne, il faut aussi que l’auteur dise au lecteur « insensé qui crois que tu n’es pas moi », et elle advient, pour cet insensé du moins, à partir du moment où il lui est permis d’orienter d’une certaine façon sa lecture. Or c’est bien évidemment une écriture qui oriente cette lecture.
Encore, certains lecteurs n’accepteront-ils d’orienter leur lecture qu’à la condition qu’elle puisse les conduire vers une autre réalité que la leur, ou vers plus de réalité, de toute façon vers quelque chose qui, étant situé, les situe. Pour ces exigeants, la tâche de la littérature est de réduire l’hiatus entre l’intime et le monde ; sa tâche est de saisir les objets du monde extérieur, ces hiéroglyphes que, selon Baudelaire, Hugo déchiffrait comme personne, pour en faire les signes de notre appartenance au monde. Nous parlons là encore de poésie, et c’est encore à cette exigence de poésie que répond magnifiquement le livre que nous fêtons aujourd’hui. Il s’y trouve maintes fois de ces notations que l’on appellera « entrevisions », peut-être, ou haï-ku.
Soir. Blancheur lumineuse du cerisier en fleurs.
Un hérisson sort de dessous la haie, s’approche de l’écuelle et boit.
Seul au milieu d’un jardin, un petit arbre se dresse, jaune or sur fond de ciel rose pâle.
Une demi-lune glisse derrière des nuages transparents et sur ce voile bleu nuit le bouleau est dessiné à l’encre de Chine, au pinceau très fin.
Je relèverai un dernier trait, qui m’a pris par surprise dans un texte qui ressortit au journal intime, et c’est la brusque irruption de très brefs récits au passé simple qui font librement fi de la règle des vingt-quatre heures. Il ne s’agit pas pourtant de retours en arrière, mais de notes qui deviennent des récits éclairs :
Le hérisson mourut. Une petite loque puante dans l’herbe verte. Je l’emballai dans des journaux et le jetai.
Le grand cactus pieuvre de Léonie sécha. Terre, pot, tentacule – son suaire fut un vieux drap et je lâchai le tout dans le container de l’immeuble.
Il arrive aussi que tous ces traits – l’intime, le fragmentaire, la poétique, le poétique, le récit – se rencontrent dans de brefs moments, et ces rencontres, outre qu’elles indiquent bien la consubstantialité de ces traits et du projet de ce livre, reçoivent par là une espèce de fulgurance. Je n’en alléguerai qu’un (p. 26) :
Le clochard assis sur le banc me suivit des yeux. Il ressemblait à N. J’ai essayé d’écrire son prénom en toutes lettres, n’en supporte pas la vue, ni de lui donner un faux nom.
Que de choses se jouent dans ces trois lignes ! Outre la rencontre des traits récurrents que j’ai dits, et même du récit et de la note en un mouvement, et sans parler de la surprenante, de l’exquise articulation de la dernière phrase, il y a N., identifié par l’initiale de son prénom, impossible à nommer complètement, ni de façon anonyme. C’est le personnage clé ; il est à côté de la mère autour de qui tourne le livre en tant qu’anticipation d’un deuil, l’amant autour duquel a tourné l’œuvre récente de Catherine Safonoff et il incarne cette histoire qui n’arrive pas à se terminer. Celui-là, plus que la vieille mère, renvoie de façon lancinante à la quête d’une fin, celle de l’histoire que racontait sans doute incomplètement le livre précédent. N. est toujours présent dans ce livre, très fugacement dans les notes, puis durablement, quand par deux fois les notes deviennent une narration suivie.
*
Vous l’aurez compris, Mesdames et Messieurs, le livre que le jury du Prix Dentan distingue cette année participe d’un mouvement clé de la littérature contemporaine. Aline Mura-Brunel, qui a publié avec Frank Schuerewegen un ouvrage intitulé L’intime/l’extime, écrit :
Le sujet, fragmenté, déchiré se refuse d’emblée à la prise. Il n’est plus aujourd’hui une entité concevable, mais un espace insondable que l’écrivain s’épuise à contempler ou à éviter. Pire, s’aviser d’écrire l’intime, c’est risquer d’être pris pour un imposteur. Conscients de leur ignorance quant à l’exploration des profondeurs et des déficiences du langage, et pourtant plus que jamais préoccupés par « le souci de soi » et le désir de révéler voire d’exhiber l’intériorité, les écrivains se trouvent dans une aporie qu’ils surmontent diversement.
Ce n’est à vrai dire pas par souci d’être à la mode qu’Autour de ma mère participe à ce mouvement, et ce n’est pas pour être à la page que le jury du Prix Dentan l’a reconnu, il s’en faut même de beaucoup. C’est tout au contraire parce que, depuis le début de son œuvre, Catherine Safonoff a trouvé des moyens très personnels de surmonter l’aporie dont parle la critique. Dès les années 70, à une époque où le structuralisme et la revue Tel Quel rendaient le sujet suspect, Catherine Safonoff s’est vouée à une écriture qui partait du sujet propre et y revenait. J’espère avoir indiqué avec quel bonheur elle le fait dans son dernier livre.
Au demeurant, ce mouvement de soi à soi passe toujours par l’autre, et dans ce livre-ci plus que jamais. L’auteur s’est confirmée dans ce paradoxe largement accepté aujourd’hui que plus on creuse l’individuel et plus on rencontre l’universel : paradoxe peut-être le plus fécond de la littérature et qui distinguera toujours l’écriture la plus égotique de toute manie psychologiquement douteuse. Catherine Safonoff, parlant de soi et à partir de soi, trouve le moyen de relier toujours la conscience individuelle et le monde. La dimension personnelle, ici, n’est jamais enfermée dans le soi, car elle est relayée la plupart du temps par une force d’empathie, pour – note Pascal Rebetez dans sa laudatio à l’occasion du Prix de la Ville de Genève – pour porter l’écriture à un point d’incandescence où le regard sur soi devient compassion au monde et offrande aux lecteurs. Exemples :
Tôt le matin à bicyclette sous une grosse pluie, dans ma cape de plastique jaune. Trafic éclaboussant. J’imagine toute la terre, tous les gens de la terre massés sous un seul immense parapluie. On était à l’abri, mais un déluge noyait d’autres terres juste à côté de cette planète.
Soir, pièce à la radio écrite à Bagdad pendant les guerres du Golfe par une Irakienne. Pas d’accusations, pas de plaintes, pas d’allusions politiques. Ensuite, l’auteur parle de son œuvre : la guerre, les ravages, les morts, l’exil, j’ai connu cela, mais je n’ai pas voulu l’écrire. Une seule chose a compté dans ma vie, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un.
Le mouvement de ce passage est très caractéristique : se tenir chez soi, se mettre en relation avec le monde par la radio, donner la parole à l’autre, plus que cela : intégrer cette parole en s’y référant pleinement. Il n’y a pas de guillemets pour distinguer le discours cité du discours citant, et l’on ne sait à qui l’attribuer : dans mon exemplaire, j’ai mis en évidence la dernière phrase, attribuant à l’auteur ce qui me paraissait même rendre compte de toute son œuvre ; ainsi font Anne Pitteloud dans le Courrier, Jean-Louis Kuffer dans son blog, et Pascal Rebetez, tous trois citant cette phrase comme si elle était de la narratrice. Elle l’est peut-être, peut-être pas, selon qu’elle est une citation de l’auteur entendue à la radio ou un commentaire de notre auteur. D’ailleurs, l’écriture est ici toujours mise en relation avec d’autres écritures : Kafka, Beckett, Sylvia Plath, Apollinaire, Séféris, Rimbaud, Proust, Annie Ernaux, d’autres encore.
Et une intuition très féconde est à la p. 151, quand l’auteur écrit qu’il n’y a de pensée qu’autobiographique, en alléguant l’autorité de Montaigne et je mets cette idée en rapport avec un admirable paradoxe bouddhiste cité p. 159 : Qui trouve a mal cherché. Dans un livre de longues et difficiles quêtes personnelles, une telle formulation indique bien ce que peut donner à penser l’exploration de l’intime.
Il serait cependant tout à fait regrettable que mes manies professorales, au demeurant désuètes, vous abandonnassent l’impression que ce livre est cérébral. Non : outre qu’il est parfois bien plus drôle que ne le laisse entendre ma trop sérieuse présentation, je dois préciser que la pensée induite par l’autobiographie et qui passe par un paradoxe dont la vérité est vérifiée d’expérience, une telle pensée ne peut être qu’un chant et je tiens à finir sur quelque chose d’essentiel que je ne pourrai pas montrer, quelque chose qui revient de manière insistante dans les compte-rendu de notre livre et qui a frappé les membres de notre jury : une voix se fait ici entendre, une musique, et une fois qu’on l’a perçue, on ne peut plus la méconnaître. A défaut de pouvoir la faire entendre, je suggère qu’elle se situe dans les harmoniques que provoquent l’un par rapport à l’autre les traits que j’ai mis en évidence. Or la pensée qui chante, qu’est-ce d’autre que la poésie ?
Et une lampe se balance sur la place d’un village abandonné, la pente va vers la mer, le vent passe dans l’arbre, la nuit est vaste, les secondes filent, quelqu’un lève la tête et ouvre les bras vers le ciel noir.
Mesdames et Messieurs, depuis vingt-deux ans maintenant, le jury du Prix Dentan, présidé par les professeurs Francillon et Kaempfer, a su, dit-on, reconnaître ce qui se fait de meilleur dans la littérature en prose chez les auteurs de Suisse romande. Pour cette année 2007 riche de textes qui feront date (par exemple Ses pieds nus, de Claire Genoux, Trois divagations sur le mont Arto d’Alexandre Friederich et La Corde de mi d’Anne-Lise Grobéty), notre jury a distingué un ouvrage et une œuvre qui entreront dans notre patrimoine littéraire.
Grâce à l’aide généreuse du Cercle littéraire, du journal Le Temps et de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, j’ai le très grand plaisir de remettre à Mme Catherine Safonoff, pour Autour de ma mère, le Prix Michel-Dentan 2007.