Laudatio 2008

Ghislaine Dunant, Un effondrement, Ed. Grasset ; Jean-François Haas, Dans la gueule de la baleine guerre, Ed. Seuil.

Par André Wyss, président du jury.

 

Un effondrement, de Ghislaine Dunant, est le récit à la première personne de ce que le langage courant nomme une dépression et que la narratrice, vingt ans après qu’el­le s’est produite, ne désigne jamais que par la métaphore du titre ou par des périphrases ; livre à la narration limpide, dans une langue que Marion Graf qualifie très justement, mais aussi très paradoxalement, quand elle dit qu’elle est « parfaitement ajustée » : ajustée certes non au thème, qui demanderait de la violence, de la révolte, de l’inquié­tude, de l’interrogation, mais ajustée à la volonté de dire de façon étale et transparente la richesse mystérieuse et prenante de l’état de dénuement moral et psychique. Comme ici par exemple : p. 70/71.

Dans la gueule de la baleine guerre, de Jean-François Haas, est le récit rétrospectif à la première personne, qu’un narrateur fictif, Joseph, ancien de la Wehrmacht, fait de ses actions de guerre sur le front de l’Est, récit mêlé à des éléments non encore écrits et donc reconstitués d’un roman que le narrateur avait commencé d’ima­giner avec un camarade, alors qu’ils étaient en Russie au bord de la ruine personnelle, et sur la base d’un document de la Renaissance et de reproductions de tableaux qui leur ont été abandonnées par un troisième Allemand, leur camarade tué par un éclat d’obus ; et ces deux récits, remémoration et fiction rapportée, sont amal­gamés entre eux et amalgamés ensemble à l’évocation de l’EMS où se trouve cet Allemand à la fin de sa vie. « Amalgamé » est le mot, car on peut passer d’un plan à l’autre dans une même phrase. Dans celle-ci, par exemple : p. 231/2

Vous l’aurez compris : il ne peut y avoir de contraste plus vif qu’entre les deux livres distingués cette année. 130 pages de petit format et 370 grandes pages, un récit à la première personne clairement autobiographique (c’est ce qui ressort du paratexte, si l’on veut bien admettre que fasse partie du paratexte désormais ce que l’auteur indique à propos de son livre dans les pages personnelles qu’il confie à l’internet) et un récit à la première personne radicalement fictionnel ; une ligne narrative épurée qui d’arrière en avant raconte, assez longtemps après qu’elle s’est passée, une histoire sans complications ni péripéties et un réseau de narrations complexes, entremêlées, hantées de rapports spatiaux, temporels et thématiques qu’il faut à tout instant rétablir ; l’histoire de ce qu’il y a de plus secret, une dépression, racontée par le sujet même qui l’a vécue, et l’histoire de la guerre russo-germanique ainsi que de tout le vingtième siècle sous l’empire du mal, racontée par un narrateur fictif et par un non-témoin qui tient la plume ; un morceau d’autofiction et une pure fiction ; un style dépouillé jusqu’à l’ascèse, sans aspérités, sans éclats, aux phrases finement ciselées et un style abondant, exubérant, néologique, consciemment hypertrophié et consciencieusement contourné ; un projet d’écriture qui veut communiquer à l’autre que l’expé­rience de cette vie-ci très personnelle n’est jamais assurée dans ses fondements affectifs élémentaires, et un projet d’écriture qui emporte le lecteur dans l’effrayante et très incompréhensible et insoutenable circularité des causes et des effets historiques, providentiels ou encore métaphysiques ; un livre de la confession la plus intime qui engage la sphère restreinte du « je » de l’auteur pour la relier courageusement, encore qu’implicitement, au « tu » du lecteur, et un livre qui engage le lecteur du plus profond de sa conscience et de son inconscient dans le tourbillon de l’histoire planétaire du vingtième siècle vue sous le signe de Caïn.

En pensant ces différences pour les mettre en évidence devant vous, je me suis demandé s’il fallait les accuser ou les atténuer. Dilemme : ou bien une rhétorique susceptible de vous convaincre que le jury du Dentan n’a pas de préférence a priori, veut reconnaître tout ce qui mérite d’être reconnu et ne se sent donc pas obligé d’op­ter chaque année pour une seule proposition esthétique lorsqu’il y en a plus d’une qui vaut la peine d’être remarquée ; ou bien une sincérité qui ne voudrait que reconnaître une incapacité – si possible transitoire – à se décider pour ceci ou pour cela.

Puis j’ai pensé que je pourrais partir du lien ténu – certes très ténu – mais réel qu’il y a entre la rétrospection de la narratrice/auteur de Ghislaine Dunant et la rétrospection du narrateur fictif de Jean-François Haas, et du lien ténu – certes très ténu – qui relie le « je » de l’un et le « je » de l’autre livre, pour en chercher le dénominateur com­mun. Dans le livre de Ghislaine Dunant, je l’ai dit, l’au­teur prête sa propre voix à la narra­trice, qui parle de l’au­teur à un moment particulier de sa vie. Pourtant, ce récit qui se présente comme une sorte de témoignage personnel, commence par de la littérature, et plus précisément par une allégorie : elle est en l’occurrence empruntée au cinéma, et c’est la scène initiale de Million Dollar Baby, scène où la boxeuse reçoit de façon tout à fait inattendue le coup fatal, et qui est empruntée non pas seulement pour faire signifier allégoriquement le KO de la boxeuse et en faire le comparant de l’effondrement dont il va être question, mais aussi pour emprunter au cinéma son langage : la remémoration de l’effondrement aura lieu sous forme d’images qui reviennent, et le récit que nous allons lire est en somme donné à voir.

Je pleure, ce que je vois sur l’écran, je crois l’avoir vécu. Je l’ai vécu, ce moment incertain, ce moment où je sens que je ne peux plus vivre, les forces m’ont quittée. […] De ces jours d’incer­titude j’ai gardé le souvenir comme si je l’avais enfoui au fond de moi dans une cave. Et j’y entre comme si j’entrais dans un film, les images défilent, comme se déplie une histoire.

Ghislaine Dunant dit ailleurs que « le film à cet instant coupe le souffle, en même temps que l’émotion attendit, mène à un autre registre, ouvre sur autre chose, une autre voix » de telle sorte que les images ne comptent plus pour l’auteur, mais « pour ce qu’elles racon­tent ». C’est donc la transposition de medium à medium et du langage de l’autre au langage propre qui permet la distance avec l’événement, et par là le passage du témoignage à la littérature, c’est la distance mise entre les deux « moi » d’un seul et même sujet par le temps, mais aussi par la décision d’opter pour un certain style (ici la voix qui ne s’élève pas, le cri qui veut rester au bord des lèvres), décision très consciente et qui par là s’oppose à l’absence de liberté qu’alors il a fallu vivre, c’est cette distance enfin qui permet à une forme de chant de se déployer doucement mais d’autant plus sûrement.

Et c’est en littérature que se termine le livre.

Je crois avoir connu cet état de l’ « hési­tation avant la naissance », comme le nomme Kafka le 24 janvier 1922 dans son journal. Je ne sais pas ce que recouvrait pour lui cette expression saisissante, je la garde parce qu’elle dit l’incertitude et le danger, la peur et l’urgence, la nécessité de vivre et qu’il est impossible de reculer devant la nécessité de vivre.

Expression empruntée, on le voit, au journal de Kafka, mais cela ne change rien, car le diariste, c’est toujours l’écrivain, et surtout parce que la narratrice prend l’expres­sion de Kafka comme un morceau de littérature : ne pas savoir ce que recouvre « hésitation avant la naissance », qualifier pourtant l’expression de « saisissante » et en donner un commentaire, c’est dire en un mouvement de vive et décisive poétique le sens de toute littérature, qui est de procurer des images, c’est-à-dire du sens, mais d’une façon qui n’est jamais univoque.

La nécessité de vivre sur quoi se focalise le commentaire de cette dernière phrase du livre pourrait me fournir un lien avec les appels si graves, les interrogations vitales si désespérément dénuées de réponses que recèle de son dé­but jusqu’à sa fin le roman de Jean-François Haas. Mais je me donne une tâche plus difficile, pour justifier le jury du Dentan, et je chercherai donc, inversement, dans ce livre qui est pour moi l’archi-littérature par excellence, l’interstice qui pourrait me sortir du livre, ce moment où la littérature et la fiction laisseraient de côté le mentir vrai pour me mettre dans la nue réalité, cette minute improbable où le narrateur si terriblement différent de l’auteur poserait le masque de la rhétorique et laisserait voir le visage de celui qui tient la plume, qui se trouve non loin de moi en ce moment et va vous dire tout à l’heure quelques mots : quand la démonstration de la permanence du mal en l’homme passe dans le récit de l’allégorie caïniste à la morale chrétienne sous-jacente, quand, des réseaux si compliqués de la narration haa­sien­ne, sortent nettement proclamés les fondements métaphy­siques, théologiques et moraux de cette narration, en particulier une méditation qu’il faut bien relier à la question du péché originel, je ne puis m’empê­cher de chercher à mettre le visage de Jean-François Haas – JFH ­– sous le masque de son narrateur, l’ironiquement prénommé Joseph Friedemann Heller – JFH.

Quoi qu’il en soit, les écritures que nos lauréats mettent en jeu de façon fort contrastée sont toutes les deux si légitimes dans le régime littéraire que certains écrivains ont pu les pratiquer toutes les deux sans mettre l’unité ni la cohérence de leur œuvre en péril et ont réussi à y être parfaitement eux-mêmes et tout à fait engagés dans ce monde. Je pense à Georges Perec, dont tous les livres, très différents l’un de l’autre, témoignent du sujet Georges Perec et en même temps du Juif, de l’exilé, de l’hom­me occidental après Auschwitz, Georges Perec qui raconte son propre effondrement dans le récit linéaire d’Un homme qui dort et qui, dans La Vie mode d’emploi, au travers d’une construction complexe et à plusieurs niveaux d’intelligibilité, convoque toute l’his­toi­re « avec sa grande hache ». Avant lui, Raymond Que­neau avait narré un moment de sa vie dans Odile et conçu Le Chiendent, où la gueule de la baleine guerre recrache toute une humanité sur des rivages désolés et mortifères.

Dans l’œuvre de Perec et de Queneau, mais ici également, dans les deux livres que nous primons, se mesurent dans une tension féconde, l’intime et son contraire, l’ex­time, isolé par Lacan et mis par Michel Tournier en titre de son journal. Mais de l’intime à l’ex­time, le rapport qui se présente dans l’un et l’autre livre est évidemment inversé ; le mouvement va de soi vers l’extérieur dans le livre de Ghislaine Dunant, selon le mouvement du personnage autant que de la narratrice – il va peut-être, dans le livre de Jean-François Haas, du dehors au dedans.

Le régime littéraire, où par définition l’on écrit pour être publié, veut que le mouvement de soi à soi passe toujours par l’autre. Ghislaine Dunant, revenant dans un écrit public à un moment assez éloigné de sa vie, s’est confirmée dans ce para­doxe largement accepté aujourd’hui que plus on creuse l’indivi­duel et plus on rencontre l’universel : paradoxe peut-être le plus fécond de la littérature et qui distinguera toujours l’écriture la plus égotique de la culture du moi psychologiquement douteuse. Ghislaine Dunant, parlant d’elle-même et à partir de soi, trouve le moyen de relier toujours la conscience individuelle et le monde. C’est pour cela que le sujet qui a connu l’effon­drement reprend vie, remonte à la surface par la médiation de l’autre personne et commence à prendre conscience de sa reviviscence par le contact retrouvé avec le monde extérieur : si l’effondrement pousse à s’aliéner de soi et du monde entier pour enfin perdre toute place dans la compagnie des hommes, le mouvement de retour que racontent les lumineuses dernières pages du livre est une véritable ouverture à l’extérieur, le drame intime se termine par une sortie de soi à marche solennelle,  par un réapprentissage du monde, par un refuge inattendu hors de soi.

Y aurait-il dans le livre de Jean-François Haas un mouvement inverse ? Le postuler juste pour chercher des symétries qui nous con­vinssent intellectuellement et qui fissent bien dans ce discours d’éloge à deux destinataires serait un peu pervers. Je reste donc prudent mais pose tout de même que plus on creuse l’universel et le permanent par la fiction et par le style, par le rythme et par l’image, plus on pense rencontrer, sinon le particulier, du moins ce particulier qui va résonner de façon forte et durable chez le lecteur. Certes, dans le livre de Jean-François Haas, la construction complexe, enchevêtrée, d’une modalité de récit fondée sur le leitmotiv, l’abon­dance de l’intertexte, des allusions littéraires, musicales et historiques, des références picturales travaillées en fiction, d’un langage dont la surenchère, la néologie, le mélange des niveaux et la surabondance enivrante sont très conséquemment cultivés et réincarnent Rabelais en Huys­mans et en Joyce, tout cela pourrait paraître le symptôme d’une hyper­esthétisa­tion et tout au moins d’une littérature qui se donne foncièrement comme littérature. Mais cela nous parle très fort, car ce livre, traitant des plus terribles occurrences du siècle passé, nous touche au plus profond dans notre relation responsable à l’homme, à la société, à l’histoire.

Et je reprends l’ad­jectif « ajusté » que j’ai tout à l’heure emprunté à Marion Graf qualifiant l’écriture de Ghislaine Dunant pour dire maintenant que le style de JFH (mettez Heller, mettez Haas) est dans son artificialité même parfaitement ajusté aux propos du criminel de guerre devenu vieillard en déambulateur. Voilà pourquoi cette langue parle si fort et pourquoi le livre nous met de bout en bout dans l’état d’amère euphorie de son narrateur.

Mais quand ce narrateur si troublant s’en prend avec une violence extrême à Paul Eluard, transformant par application de la méthode oulipienne S+6 un texte à la gloire de Staline en pochade, quand on observe que cette transformation des pompeux alexan­drins d’Eluard donne un salmigondis sans signification, mais que ce langage-là avatarde le langage prêté à Joseph en le poussant à ses limites extrêmes, on se met à penser par l’absurde que tout le livre que nous avons lu pourrait avoir été aussi une démolition rhétorique de la rhétorique littéraire.

Or, très précisément dans ces pages-là, on peut difficilement croire que la détestation de cet Eluard par Joseph ne soit pas celle de Jean-François Haas, et c’est lui, plutôt que son personnage, qui nous communique cette détes­tation, le récit passant alors fugacement de la fiction à la confession indirecte. Ainsi, la narration, l’écriture et la rhétorique les plus extraverties con­duisent au plus intime des convictions esthétiques et morales de l’auteur. Rétrospectivement, c’est le panthéon littéraire, artistique et musical de l’auteur que l’on est tenté de reconstituer derrière les innombrables références culturelles de Joseph d’où sortent le roman oral de JFHeller et le roman si écrit de JFHaas.

J’arrête là, pour aujourd’hui, Mesdames et Messieurs, ma quête de la littérature dans les livres si différents et, chacun dans son ordre, si nettement ajustés que le Dentan distingue cette année.

Grâce à l’aide généreuse du Cercle littéraire, du quotidien Le Temps et de la Fondation Coromandel, j’ai le très grand plaisir de remettre à Ghislaine Dunant, pour Un effondrement, et à Jean-François Haas, pour Dans la gueule de la baleine guerre, le Prix Michel-Dentan 2008.