Philippe Rahmy, Béton armé, Ed. La Table Ronde,
Laudatio par André Wyss, président du jury.
Chère Madame Dentan, cher lauréat, chers membres du jury, chers amis, Mesdames et Messieurs,
« Il y a cent façons de ne pas lire les livres », écrit Michel Surya. « Entre autres, il y a celle qui consiste à tenir le monde qu’ils représentent pour un monde qui ne terrifierait que s’il était réel. »
Avec le livre primé cette année, au moins nous saurons comment lire, nous tenons quelque chose de clair : ce béton armé qui en fait le titre, c’est Shanghai ; Béton armé est un récit de voyage, à Shanghai, et qui plus est le récit de voyage d’un homme qui souffre de la maladie des os de verre, et qui ose affronter, très loin, avec son corps affaibli, une ville énorme.
La préface de Jean-Christophe Rufin nous maintient un moment dans cette attente : il y est question de voyage. Le magazine Lire, aussi, qui distingue Béton armé parmi les 20 meilleurs livres de l’année 2013, en l’occurrence, en tant que meilleur livre dans la catégorie Voyage. Les Chinois sont plus clairs encore : ils recommandent ce livre comme un guide pour la visite de Shanghai ! Enfin, et d’autre part, Philippe Rahmy reçoit le prix « Parole de patients ». Tout cela donne Shanghai au corps à corps marqué c’est assez clair.
Mais voici le début de Béton armé. Je pense qu’il sera bientôt – je le voudrais – aussi fameux que celui de Salammbô ou que celui de la Recherche du temps perdu :
Shanghai n’est pas une ville. Ce n’est pas ce qui vient à l’esprit. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d’océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d’angles et de surfaces amplifiant le vacarme. Toutes les foules d’Elias Canetti se coupent ici, se heurtent et se multiplient, fuient à l’horizon ou s’enroulent autour des points fixes (kiosques, bouches de métro, abris de bus, passages piétons).
Incipit formidable. Le paradoxe violent (Shanghai n’est pas une ville), l’affect (une stupeur face au bruit), l’image (un bruit d’océan ou de machine de guerre), la métaphore (un tumulte, un infini de perspectives, d’angles et de surfaces amplifiant le vacarme), l’intertextualité (les foules d’Elias Canetti), l’observation d’une vie humaine dans ce qui n’est pas censé être une ville, et encore une image : ces foules qui s’enroulent autour des points fixes. Il est rare qu’un livre tout entier puisse être à ce point lancé par son début. Il est encore plus rare que les promesses d’un tel début soient tenues sur près de 200 pages.
Mais si Shanghai n’est pas une ville, alors tous nos repères sont brouillés. Ils le sont encore un peu plus quand on retrouve la ville (La ville se dresse) et qu’on la perd de nouveau à la fin du premier chapitre : Ce n’est pas une ville que voit celui qui débarque à Shanghai, mais un symbole incandescent d’humanité. Entre les premiers mots, Shanghai n’est pas une ville et ceux-ci, le lecteur a déjà commencé à comprendre que Le réel est une machine à rêver, et il comprendra de plus en plus évidemment que ce réel, cette ville qui n’en est pas une et qui se dresse pourtant devant lui, ce réel est surtout une machine à faire fonctionner le langage, à moins qu’il ne comprenne, c’est plus vrai, que le langage est machine à faire fonctionner le réel.
Non vraiment, ce n’est pas un récit de voyage qui nous est donné : celui qui avoue tout au début je ne comprends pas ce que je vois (p. 16) et tout à la fin du livre je n’ai rien vu (p. 197), ce n’est sûrement pas celui que nous choisirons comme guide pour nous présenter le réel qui se nommerait Shanghai. Celui qui dit « je » refuse d’ailleurs d’écrire un récit de voyage :
Si je veux écrire, je dois protéger mon écriture de la ville ; ou alors mon texte ne sera qu’un récit de voyage comme il en existe des millions sur Internet. Je n’ai pas fait un si long voyage pour célébrer la beauté du monde. Je suis parti si loin pour faire un pèlerinage. L’immensité et l’anonymat de Shanghai sont celles d’un désert. Je pressens que j’y rencontrerai quelqu’un.
Mais si Béton armé n’est pas un récit de voyage, même pris au sens d’un genre littéraire éminent, c’est peut-être tout bonnement parce qu’il n’y a pas ici de voyage. Celui qui dit « je » affirme n’avoir jamais voyagé, puis il avoue qu’il ne sait pas voyager. Celui qui est ici censé voyager ne sait pas vraiment où il est : Je me sens ailleurs. 48 Celui qui voyage regrette d’être parti La France me manque, mais il regrette de n’être pas arrivé : La Chine me manque encore plus. 161 Pire encore : Shanghai n’est pas le but de mon voyage. On pense n’en pas sortir. Mais si, justement, et ici même :
Shanghai n’est pas le but de mon voyage. Elle est le texte que je porte, autant que l’espoir de pouvoir l’écrire. Cet espoir est immense mais il ne dépasse pas les limites de la ville. Mon texte ressent Shanghai comme l’enfant perçoit le monde extérieur dans le ventre de sa mère.
Non pas récit de voyage, donc, mais réflexion d’un écrivain sur ce que pourrait être le récit de voyage comme genre littéraire, sur ce que pourrait être le texte d’un tel récit de voyage. Shanghai au corps à corps, c’est une poétique insistante du récit littéraire de voyage et cette poétique a quelque chose de radical, d’absolu.
D’abord, il y a une incompatibilité : L’écriture est contraire au voyage ou bien L’écriture, traduction du silence intérieur ; la ville, affirmation bruyante du monde. Deux irréconciliables. 66 Mais avec un espoir de réconciliation : L’écriture est comme la ville, vide et disponible. Elle attend qu’on la remplisse d’images. Métaphores d’un côté, affiches publicitaires de l’autre. Cartes aux filles nues glissées chaque soir sous ma porte, lien charnel entre le vice et le monde. 157 Ou bien : Tous les voyageurs tiennent un journal, même ceux qui n’écrivent pas. Ils surlignent leur voyage à la main dans la carte routières. Voyager autant à travers le langage qu’à travers le paysage. Etre, à parts égales, la ville et l’écriture [extrait inédit]
Dans ces deux dernières phrases est le sens de Béton armé.
A la page 52, dans un chapitre où Philippe Rahmy évoquait le rhinocéros gravé par Albrecht Dürer, il nous avait dit ceci : Commençons par une mise au point. L’inconnu n’existe pas. Cette mise au point m’importe autant par rapport au genre du récit de voyage que par rapport à ce type de réalité que vise la littérature à travers le langage. La littérature n’est-elle pas le moyen le plus direct qui soit d’accès à l’inconnu? Et n’est-ce pas précisément l’inconnu que Philippe Rahmy, à défaut de le voir lors de son voyage, fait voir dans son non-récit de voyage ?
En tous les cas, les Chinois de Rahmy font souvent penser aux êtres les plus purement littéraires qui soient, les Meidosems de Michaux.
Michaux :
Ces centaines de fils parcourus de tremblements électriques, spasmodiques, c’est avec cet incertain treillis pour face que le Meidosem angoissé essaie de considérer avec calme le monde massif qui l’entoure. / C’est avec quoi il va répondre au monde, comme une grelottante sonnerie répond. / Tandis que secoué d’appels, frappé, et encore frappé, appelé et encore appelé, il aspire à un dimanche, un dimanche vrai, jamais arrivé encore. (123)
Philippe Rahmy :
La femme de Shanghai n’est que jambes et paupières baissées. Elle ne voit personne. Elle veut un homme contraire à tous les hommes. Elle n’aime que l’infini poétique du désir. Cette folie d’amour, cette syntaxe physique de blancs et de silences l’empêche de se sentir seule. Elle n’a pas d’orgueil. Elle n’est que vanité. C’est pourquoi ses paupières se baissent, c’est pourquoi elle se promène court-vêtue, perchée sur des talons cathédrale d’Esméralda. Les chairs qu’elle montre, insinuantes, livides, assombrissent l’âme des hommes comme une goutte de lait trouble un verre d’eau pure. L’ami, l’amant, le mari qu’elle se choisit n’a d’elle que l’image d’un dévouement affairé. La nuit, ses gémissements sont des pleurs, et la lueur énigmatique de ses yeux lance des malédictions. (p. 95)
Michaux:
L’élasticité extrême des Meidosems, c’est la source de leur jouissance. De leurs malheurs, aussi. / Quelques ballots tombés d’une charrette, un fil de fer qui pendille, une éponge qui boit et déjà pleine, l’autre vide et sèche, une buée sur une glace, une trace phosphorescente, regardez bien, regardez. Peut-être est-ce un Meidosem. Peut-être sont-ils tous des Meidosems… saisis, piqués, gonflés, durcis par des sentiments divers… (p. 120)
Philippe Rahmy :
Le Chinois s’enterre. Il creuse des labyrinthes qui courent de village en village sous les rizières, et de vallée en vallée. L’air libre l’égare. Il veut se sentir enveloppé. Mais les catacombes lui sont inconnues. Il ne s’enterre que pour affronter l’éternité. S’il creuse, c’est pour mieux oublier l’horizon. Il n’aime que le sol sous ses pieds. (p. 173)
Mais d’où vient donc à Michaux l’autorité de nous faire accroire que les Meidosems (et aussi les Emanglons, les Hacs, les Nijidus ou les Garinavets) sont ceci ou cela ? Cette autorité lui vient de la source même qui permet à Philippe Rahmy de dire des Chinois qu’ils sont ceci ou cela. Et réciproquement. Cette autorité n’est autre que la littérature. Cette admirable formulation de Philippe Rahmy, « S’il creuse, c’est pour mieux oublier l’horizon. », n’allez pas demander au sinologue ou à l’ethnologue de la confirmer. Ne demandez pas à l’anthropologue si elle a des chances de valoir pour tous les hommes, et pour vous-mêmes, donc. Demandez-vous plutôt si cela a du sens pour vous que le Chinois de Rahmy ait très exactement cette espèce de réalité qu’a le Meidosem de Michaux, et qu’il l’ait pour cette raison péremptoire que le Meidosem de Michaux a la même réalité que vous, seulement plus allégorique, plus rhétorique, toute langagière.
Celui qui observe ou qui crée des Chinois comme un Michaux invente des Meidosems, cet écrivain ne s’est sûrement pas déplacé à Shanghai pour observer. Il s’y est déplacé difficultueusement, et son corps à corps avec cette mégapole, très vite l’a ramené à l’histoire de son propre corps, à l’histoire aussi de son rapport au corps. Quand il nous raconte comment il s’est mis debout pour la première fois, enfant, croyant être devenu Augustin Meaulnes, on comprend enfin le sens du titre Béton armé : ça n’a rien à voir avec Shanghai, cela désigne le corps du narrateur et la fonction vitale de son écriture.
Tout se passait comme si j’avais été une masse inerte dépourvue de charpente, une sorte de ciment liquide dans lequel les phrases se plantaient comme des tiges d’acier.
On conçoit alors qu’un tel livre, même s’il a reçu le prix littéraire « Parole de patients », ne peut pas être le témoignage d’un homme qui souffre de la maladie des os de verre. Je crois que Philippe Rahmy n’aime pas plus que moi la littérature de témoignage ; nous pensons même tous les deux que littérature de témoignage est une contradiction dans les termes ; mais nous honorons la littérature en tant qu’elle témoigne, nous irions même jusqu’à penser que « littérature qui témoigne » est une sorte de pléonasme, car toute œuvre digne de ce nom témoigne par le fait même qu’elle est littéraire.
Quoi qu’il en soit, les choses les plus fortes de ce livre – et il y en a de très violentes aussi, de presque insoutenables – sont pour dire des expériences personnelles relatives au corps de l’auteur, à son père égyptien, à sa famille allemande. Mais comment ces choses-là peuvent-elles venir se placer ici, dans ce livre ? La réponse est peut-être dans cette question que posait Paul Celan : « Qui témoigne pour le témoin ? » Nous comprenons dès le deuxième chapitre que ce voyage ne nous conduira pas tant à Shanghai que du côté de l’auteur témoin de soi et de quelques autres, que c’est de ce corps à corps impensable entre lui et cette altérité absolue représentée par Shanghai que naît ce discours sur soi d’une intimité absolue auquel Philippe Rahmy nous a confrontés d’ailleurs dès son premier livre, un discours qui porte ici à la fois sur sa maladie, sur ses racines et sur l’appel de l’écriture.
Une scène inoubliable raconte comment le grand-père médecin – et peut-être un peu fou – injecte des cellules animales dans le ventre du garçon avec l’intention de le guérir par une thérapie insensée. Alors :
J’étais devenu mi enfant, mi animal. Cet instant est celui de ma mort. Il est celui de ma naissance en tant qu’écrivain. / On écrit pour faire taire la bête en soi. (p. 128)
Voilà la clé du livre, et en même temps de l’œuvre de Philippe Rahmy écrite jusqu’ici : cette naissance en tant qu’écrivain est une expérience de survie. Aussi y a-t-il tout un cortège de survivants, dans Béton armé, entre les nazis de retour en Allemagne après le désastre (ils font partie de la famille biologique de l’auteur), la présidente des écrivains de Shanghai, qui a été internée, qui est maintenant dans l’officialité avec ses anciens bourreaux, et le narrateur.
A propos de la présidente, personnage au demeurant fort peu sympathique :
Plus le survivant est fidèle à ce qu’il a enduré, plus il lui est difficile de témoigner. Les souvenirs toujours vivaces de ce qu’il a vécu ne se laissent pas traduire par le langage. Ils rayonnent, c’est tout. L’écriture est à ce rayonnement ce que l’orange est au soleil : un corps froid. (p. 187)
L’écriture, ce seront par exemple des échos à peine perceptibles, comme ce rapport secret qui relie le Chinois qu’on a vu s’enterrer et la famille allemande obligée de vivre sous terre à la fin de la guerre :
Les immeubles s’effondraient. Il a fallu ramper de cave en cave sous le brasier de phosphore, percer les murs, atteindre l’air libre, courir sauter dans la carriole, fuir. (p. 27)
On le comprend assez vite et on le vivra de manière de plus en plus poignante : ce livre est une anabase. Anabase, il l’est au sens allégorique qu’a ce mot dans un titre fameux emprunté par Saint-John Perse à Xénophon, et c’est alors quelque chose comme « un voyage vers l’intérieur avec une montée de l’esprit ». Entré dans Shanghai, l’auteur rentre chez lui ; plus il pénètre profondément dans cette ville, plus il comprend ce qui le constitue lui-même, plus il se sent loin de sa base et plus le voyage lui est tout intérieur, plus il explore l’incroyable horizon qu’il a sous les yeux, plus il creuse profond dans la terre où sont ses racines. Ce livre où l’impersonnel met à nu ce qu’il y a de plus intime, et parfois de manière crue, voire cruelle, ce livre où la vérité dite a plus d’une fois quelque chose d’une révélation faite sur soi-même, avec les difficultés d’un aveu qui a été longtemps différé, ce livre est l’anabase de Philippe Rahmy, avec cette montée de l’esprit dans la découverte que l’écriture seule, par la force de formulations fulgurantes et inoubliables, permet de libérer quelque chose, de témoigner pour le témoin.
Arrivé là, je voudrais laisser de côté l’analyse et céder pleinement la parole à Philippe Rahmy. En lisant encore quelques extraits de Béton armé, et en les prenant dans l’ordre où ils se présentent dans le livre, je ferai surgir devant vous cette force de l’écriture, et aussi, je l’espère, l’intensité d’un cheminement qui serait impossible à connaître en dehors du livre.
Tous les hommes sont malades. La douleur est une langue commune.
Combien de fois mourir de son vivant, quelle place faire à la mort en soi pour écrire ? Quelque chose se termine. Voilà ce qu’il m’est impossible de dire sans trahir ma méditation devant la ville ni le sentiment diffus d’une autre réalité tout aussi présente à cet instant que je ne peux qualifier qu’en terme d’oubli et d’enfouissement. Quelque chose se termine. Cette chose, je veux essayer de la raconter, sachant que Shanghai n’aura de cesse de me harceler
Le vrai voyage débute au-delà de la ligne où revenir ne signifie plus rien.
Mes mots ont été mes bras et mes jambes.
Quelle est la voix du monde ?
« Qui refuse sa nuit, vit en aveugle. »
Une névralgie derrière l’oreille. Vertiges. Nausées. Mon corps est un alliage de ville et de parole. Il se fissure. / 22 heures. Une main furtive glisse un prospectus de call-girl sous la porte de la chambre. Une réalité sordide, un souffle d’air, une forme de grâce. L’image de ce que pourrait être la vie sans écriture.
Shanghai est bien l’image de l’homme. Un corps inerte constitué par le mouvement.
Le plus lointain des voyages est une prière pour les morts.
Shanghai, je me confesse à toi. Je parcours mon arbre généalogique à la recherche d’un ancêtre commun. J’ai la peu brune de l’Oriental et blanche du Germain. La Chine me jaunit le teint. Réponds !
La littérature est possible parce qu’elle est périssable. Son agonie, plus lente que la nôtre, nous donne le sentiment de l’éternité. La littérature nous accorde un sursis. Ce qu’on écrit dépasse ce qu’on est.
Ecrire la vie, non la décrire. Avancer au petit bonheur la chance sans chercher à raconter. Écrire dans la tête de ce chien albinos emporté par les escaliers mécaniques qui mènent aux parkings. Écrire comme la fumée des égouts, comme la pluie des boulevards. Écrire la Chine inconsciente d’elle-même, dans la plus grande virulence de la beauté. / Il suffirait de s’installer dans une ville, n’importe laquelle pourvu que son murmure couvre celui de l’esprit. Il suffirait d’attendre comme quelqu’un qui serait assis dans un immeuble en feu. Se laisser dévorer. On n’écrit jamais que sur des cendres.
Shanghai et moi, nous partageons bien un ancêtre commun. Je ne l’ai pas croisé dans les rues. […] Je comprends pourquoi il m’a été si difficile de tenir le journal objectif de ce séjour. Ce que je cherchais se trouve pour part dans cette ville et pour part à l’intérieur de moi.
Quelque chose se termine et renaît de ses cendres. Cette chose se tient comme le diable à la croisée des chemins, quelque part entre Shanghai et un lointain souvenir d’enfance.
Mesdames et Messieurs, c’est avec une grande émotion, que je remets à Philippe Rahmy pour son livre Béton armé. Shanghai au corps à corps, le Prix Michel-Dentan 2014.