Bruno Pellegrino, Dans la ville provisoire, Ed. Zoé
Par Thomas Hunkeler, président du jury.
Dans les premiers jours du mois de septembre 1985, Italo Calvino – que Bruno Pellegrino place en exergue à Dans la ville provisoire, son roman primé aujourd’hui – séjourne dans sa maison d’été près de Castiglione della Pescaia, en Toscane. L’écrivain italien y prépare ce qui sera son dernier livre, les Leçons américaines, rédigées en vue d’une série de conférences à l’université de Harvard. Un AVC, suivi quelques jours plus tard d’une hémorragie cérébrale, ne lui permettront pas de mettre un terme à son « aide-mémoire pour le prochain millénaire », comme il avait intitulé ce projet. Sur les six leçons prévues, cinq furent rédigées, consacrées chacune à l’une des valeurs qui lui tenaient alors à cœur : la légèreté, la rapidité, l’exactitude, la visibilité, la multiplicité. De la sixième et dernière conférence, que Calvino s’était proposé de n’écrire qu’une fois arrivé aux Etats-Unis, ne subsiste que le titre, quelque peu énigmatique, formulé de surcroît en anglais : « Consistency ».
Comment faut-il traduire ce terme ? Par « cohérence », comme le pensent la plupart des éditeurs de Calvino, c’est-à-dire comme l’idée d’une non-contradiction logique ? Ou plutôt par « persistance », qui relèverait alors de ce qu’on pourrait également appeler « persévérance » ou même « obstination » ? Ou peut-être par « consistance », un terme décrivant le degré de viscosité d’une matière plus ou moins liquide, comme par exemple le sirop ? Comment savoir ce que Calvino, lui si espiègle, avait en tête lorsqu’il avait proposé le terme de « consistency » à ses hôtes américains ? Il faudrait pouvoir dépouiller les archives de l’auteur, feuilleter les ouvrages de sa bibliothèque à la recherche d’une piste, il faudrait pouvoir entrer dans la peau de l’écrivain au moment qui précède sa mort ou du moins tenter de marcher sur ses traces. La veuve de Calvino se souvient seulement qu’il voulait évoquer dans cette dernière leçon la figure de Bartleby, ce personnage étrange qui dans la nouvelle de Melville oppose une fin de non-recevoir à toutes les injonctions de son patron : « I would prefer not to », ne cesse-t-il de répéter, « je préférerais ne pas ».
Vous vous demandez peut-être pourquoi j’évoque ici Italo Calvino alors que je suis censé faire l’éloge de Bruno Pellegrino et de son dernier roman. C’est pourtant évident. Je suis convaincu qu’en 1985, au moment de préparer sa sixième et dernière leçon pour la littérature du prochain millénaire – qui est désormais le nôtre – Calvino s’apprêtait à parler du roman de Pellegrino. Ou plus précisément, qu’il se proposait alors de réfléchir à des qualités ou des spécificités littéraires que le roman Dans la ville provisoire allait mettre en œuvre, quelques trente ans plus tard.
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Dans la ville provisoire est un livre placé sous le signe de l’eau. Son protagoniste, un jeune homme à la dérive qui fait aussi figure de narrateur, vient de s’installer dans une ville bâtie sur l’eau, dont on nous taira obstinément le nom. Envoyé sur place par une fondation, le jeune homme devra, durant son séjour, établir l’inventaire des papiers d’une traductrice.
« J’avais accepté par curiosité plus que par réel intérêt pour ce travail. Je n’avais jamais visité cette ville, je ne la connaissais que par les images éblouissantes et kitsch qui lui étaient attachées. Je n’aurais pas eu envie d’y passer un week-end, mais l’idée d’y séjourner me séduisait. »
Si le narrateur reconnaît volontiers qu’il a accepté ce travail d’abord dans l’intention de s’absenter de chez lui, il finira cependant par se plonger corps et âme dans l’intimité de la traductrice qui semble avoir précipitamment quitté son domicile sans même ranger ses affaires. Au fil des jours, qui s’étirent de janvier au printemps, le jeune homme se laisse happer progressivement par l’étrange ambiance qui règne dans la maison. Dans un premier temps, pourtant, il a l’impression de faire effraction dans l’intimité de la traductrice : à la cuisine, sa vaisselle est toujours mise à sécher sur le plan de travail, tandis qu’à la salle de bain, le tube de dentifrice, débouché, semble attendre son retour imminent, tout comme la tasse de thé encore à moitié pleine. Mais l’impression d’altérité qui prévaut au début cède rapidement la place à un sentiment plus ambigu, à un curieux mélange d’étrangeté et de familiarité, assez similaire au célèbre « Unheimlich » naguère analysé par Sigmund Freud. Car tandis que les papiers de la traductrice, les manuscrits, carnets et lettres s’avèrent réfractaires à toute tentative de mise en ordre ou d’appropriation, tandis que l’ordinateur refuse obstinément l’accès sans le bon mot de passe, les objets au contraire semblent presque attendre qu’on se serve d’eux à nouveau. Et le jeune homme, peu à peu, se les approprie : il range la vaisselle, allume la radiateur d’appoint, se prépare un thé, finit par manger des biscuits secs trouvés à la cuisine. Il ouvre le réfrigérateur, jette la nourriture périmée, se met à cuisiner à son tour. Il essaie le vernis à ongles de la traductrice, couleur « Midnight Taupe », et finit par se glisser dans une robe de soirée émeraude dans laquelle il aura l’impression de nager comme un poisson dans l’eau.
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Si je me permets de rappeler ces quelques éléments de l’intrigue du roman, c’est pour bien mettre en évidence que c’est l’élément aquatique qui donne au roman sa « consistency », pour parler comme Calvino : sa cohérence presque obsessionnelle, mais aussi sa consistance sensible. L’eau est en effet dans ce roman bien plus qu’un simple motif. Omniprésente, elle lui donne son caractère fluide, insaisissable, tour à tour fécondant et mortifère, parfois doucement maternel, parfois au contraire diluvial.
Dès les premières pages du récit, une image, ancienne entre toutes, vient hanter le narrateur : celle des sirènes qui, comme il le dit, reviennent « par intermittence cogner à la fenêtre ». Cherchent-elles, comme chez Homère, à attirer le jeune homme sur leur île pour le perdre ? Ulysse, on s’en souvient, s’était volontairement exposé au chant des Sirènes, non sans avoir pris soin, sur les conseils de la magicienne Circé, de boucher les oreilles de ses hommes avec de la cire et de se faire solidement attacher au mât de sa nef. Tel était le prix à payer pour entendre le chant des Sirènes sans périr.
Chez Pellegrino, les sirènes ont perdu de leur superbe. Au lieu d’attirer l’homme à elles, elles se sont mises à son service pour l’avertir désormais des hautes eaux, acqua alta, de ces moments où la mer entre dans la ville pour inonder les quais, les rues, les places, les maisons. A ceux qui savent les écouter, leur modulation indique désormais la hauteur de la marée : un mètre dix, un mètre vingt, un mètre trente, un mètre quarante… Les sirènes ont été apprivoisées.
Et pourtant. Pour le jeune homme qui est venu s’installer dans cette ville, les sirènes annoncent bien plus que l’eau qui monte. Par leurs signaux, elles viennent rappeler le caractère provisoire non seulement de la ville éternellement mourante, mais aussi l’intrication inévitable entre création et destruction, entre nourriture et pourriture. Car entre le jeune homme et la vieille femme, un rapport d’identification fantasmatique se noue, un transfert s’esquisse : elle se glisse dans ses pensées comme lui se glisse dans ses habits, dans ses habitudes. Et n’est-ce pas là une image parfaite de la traduction réussie ? Ni belle infidèle, ni calque pédant ? Lorsque le narrateur imagine la traductrice au travail, c’est cette recherche, cet idéal quasi impossible du traducteur qu’il esquisse :
« De retour à son bureau, elle a relu la dernière page en remuant les lèvres, pour sentir la forme des mots et retrouver cette perception physique du texte comme un bloc, mais fluide, quelque chose de solide et de souple, une rivière – voilà, la version originale se terminait sur une rivière, mais sa version à elle, non, la langue s’y refusait. Elle pouvait relire autant qu’elle le voulait, elle ne voyait et n’entendait plus rien. La feuille tremblait entre ses doigts. »
Inévitablement, on pense au titre si ambigu que le philosophe Walter Benjamin avait donné, peut-être inconsciemment, à son célèbre essai sur la traduction, « Die Aufgabe des Übersetzers », ce qui peut certes se traduire par « La tâche du traducteur », mais aussi, et c’est bien plus troublant, par « L’abandon du traducteur » – comme si sa tâche était intrinsèquement impossible, ou du moins infinie.
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On peut se demander pourquoi Bruno Pellegrino a choisi de faire figurer dans son roman une traductrice, et non une écrivaine. La réponse réside à mes yeux précisément dans l’horizon d’impossibilité auquel tout traducteur se trouve confronté. Et dans l’extrait que je viens de citer, c’est justement à un problème de « consistance » au sens de Calvino que la traductrice fait face. Comment rendre un texte dont la perception physique nous est décrite « comme un bloc, mais fluide » ? Comme quelque chose tout à la fois « de solide et de souple » ?
Les lecteurs des livres de Bruno Pellegrino auront remarqué que ces consistances sinon contradictoires, du moins antagonistes marquent son écriture depuis ses débuts. Dans Comme Atlas, paru pour la première fois en 2015, le protagoniste se laisse imprégner à Madagascar d’une atmosphère de désœuvrement, il se retrouve « pris dans une pâte molle qui l’épuise », en proie à une impression de pourrissement qui à terme, à l’autre bout du monde, finira par dissoudre sa relation amoureuse. Dans Là-bas, août est un mois d’automne, publié en 2018, c’est la maison de Gustave et Madeleine Roud qui se décompose tout en continuant de faire corps, dans le rythme des saisons. J’y cueille cette phrase, parmi d’autres, similaires : « Il faudrait pouvoir rendre la précision et le flou de n’importe lequel des crépuscules de cet automne-là. » Ce n’est sans doute pas par hasard que ce roman consacré à la vie de Gustave Roud et de sa sœur dans leur ferme de Carrouge se termine sur une évocation qui semble préfigurer, déjà, l’obsession aquatique de Dans la ville provisoire :
« La maison fuit. A la moindre averse, l’eau s’infiltre, la toiture crevée ne retient plus grand-chose. Aux fissures existantes, élargies, viennent s’en ajouter d’autres, qui lézardent les matières sans distinction, brique, bois, verre, le dehors s’invite dans la maison et la maison fuit : les poussières centenaires regagnent le plein air, les odeurs s’éventent. Il n’y a plus personne ici. »
Et le narrateur de conclure, quelques lignes plus loin : « La maison se décompose, mais elle continue de faire corps. » L’imaginaire de la décomposition et de la dissolution sera véritablement au centre de Dans la ville provisoire, où les aliments comme les bâtiments semblent soumis, comme dans une nature morte, à un inévitable pourrissement. La ville elle-même n’est-elle pas un immense memento mori, un rappel incessant de la caducité de toute chose ? Mais à côté de l’appel de ce topos immémorial, on peut observer une actualité troublante de l’imaginaire de la décomposition, ne serait-ce que dans la littérature helvétique actuelle. J’en veux pour preuve l’ambiance que décrit Elisa Shua Dusapin dans son dernier roman, Vladivostok Circus ; le grouillement que Baptiste Gaillard évoque dans son Domaine des corpuscules, ou Marina Skalova dans son Exploration du flux ; sans doute aussi telle description d’un appartement insalubre évoqué par Damien Murith dans son récit intitulé Dans l’attente d’un autre ciel, pour ne citer que ces quelques exemples récents. Faut-il aller jusqu’à parler d’une « génération moisie », comme l’a récemment proposée la critique littéraire ? Ce qui est certain, c’est que la littérature contemporaine, en Suisse et sans doute ailleurs, doit affronter un monde dans lequel les repères s’effritent, un monde dans lequel, au sens figuré mais aussi au sens propre, l’eau ne cesse de monter. Pour reprendre le constat brutal de Marina Skalova : « On cherche des mots auxquels se raccrocher. Mais les mots ne sont pas des bouées. »
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Telle est aussi l’expérience de la traductrice évoquée par Bruno Pellegrino. Les mots s’avèrent toujours fragiles, parfois impuissants. Lorsqu’on retrouve la traductrice, errant sur le littéral, nue sous son manteau de laine, alors même qu’elle était censée recevoir, ce jour-là, un prix couronnant l’ensemble de sa carrière, on a vite fait de lui diagnostiquer une maladie dégénérative. Mais le mutisme dans lequel elle s’est réfugiée peut se comprendre autrement : comme le signe d’un échec face aux mots, le signe de l’échec des mots. Le jeune homme, quant à lui, abandonne progressivement tout espoir de reconstituer le cheminement créatif de la traductrice au moyen des manuscrits et esquisses retrouvés à son domicile. Il réalise que ce sera surtout par les choses, par les menus objets de sa vie quotidienne, qu’il pourra tenter de l’approcher dans son intimité :
« Mon inventaire aurait dû rendre compte des choses aussi, j’aurais voulu être exhaustif. Rédiger le catalogue complet des sons de la maison, mentionner quelque part que le soir, j’avais les mains empesées à cause de la poussière. Je n’avais pas trouvé de journal intime, mais des ciseaux à ongles pour gauchère, trois bouteilles entamées de whiskys différents, des billets de banque dans un dictionnaire grec-allemand. J’avais envie de répertorier chaque objet. »
Pour le narrateur, la traductrice et la ville finiront par se superposer, tout comme le travail sur la langue et la marche dans la ville. Dans ce sens, l’expérience sensible de la marche est comparable à la familiarisation avec une langue :
« J’approchais cette ville comme on apprend une langue étrangère, règles et exceptions, vocabulaire, prononciation. Marcher ici équivalait à former des phrases, le jeu était de ne pas fourcher, de ne pas avoir à faire demi-tour ou demander mon chemin. »
Bruno Pellegrino fait de cet apprentissage sensible de la ville un précis de son art poétique lorsque, entre telle poignée de porte en bronze et tel animal gravé sur les façades, il évoque en passant un « petit pan de mur jaune », en un joli clin d’œil à Marcel Proust. Ce dernier, vous vous en souvenez probablement, avait imaginé Bergotte, l’écrivain fictif d’A la recherche du temps perdu, mourir après avoir admiré la Vue de Delft de Vermeer et le « petit pan de mur jaune », en réalité une toiture, qui se voit sur la droite du tableau. Voici ce qu’écrit Proust : « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » C’est ici aussi que nous retrouvons la consistance comme valeur littéraire, chère à Italo Calvino comme elle est chère à Bruno Pellegrino : dans l’éloge de la qualité sensible du phrasé, dans sa consistance sensuelle.
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Ce primat de la sensualité, on le retrouve au niveau de l’intrigue du roman. Car après avoir enfilé la robe de soirée de la traductrice, le jeune homme semble progressivement s’épanouir, il s’ouvre à la ville et à ses habitants, ses sens se mettent en éveil. Et le retentissement des sirènes qui scande le roman se fait à nouveau – mais a-t-il jamais cessé de l’être ? – chant de séduction, appel vers l’inconnu. Dans un des immeubles en face, de l’autre côté du rio, le jeune homme s’aperçoit alors d’une présence : un homme, comme lui à sa fenêtre, comme lui à moitié nu, qui se déshabille lentement.
« Je ne pouvais pas être certain que c’était à moi qu’était destiné ce lent déshabillage. Il m’a semblé qu’il m’avait fait signe, j’aurais peut-être pu le rejoindre. Je gardais la tête baissée vers le rio mais mes yeux ne quittaient plus l’homme qui se caressait doucement, pendant que le soleil montait derrière lui et que l’eau se déployait presque sans bruit, entre son corps et le mien. »
L’eau devient alors un élément conducteur, le milieu qui relie les deux hommes, qui produit comme une osmose entre l’intérieur et l’extérieur. Et c’est une scène splendide qui viendra emblématiser cette nouvelle relation à l’eau : une visite à la piscine couverte de la ville, tout au bout de l’île sur laquelle le narrateur s’est installé. Alors qu’un orage s’approche de la ville, que le ciel tourne de plus en plus gris et que l’eau monte à nouveau, le jeune homme y fait l’expérience d’une sorte de plongée existentielle, d’une fusion sensuelle où les frontières entre les éléments semblent comme suspendues. La piscine se mue en un immense aquarium dans lequel le narrateur flotte pour ainsi dire en apesanteur :
« Les néons du plafond se sont brusquement éteints. La lumière a fondu dans le bassin, éclairé de l’intérieur par de grosses lampes rondes. La piscine est devenue fluorescente et les corps, dedans, irréels et beaux. J’ai repris mes traversées en ayant l’impression de voler dans un ciel imaginaire, parfaitement libre, presque nu, en mouvement dans la lumière liquide. »
Dans la ville provisoire est un roman aquarelle, peint à l’eau sur du papier. Un roman qui se déploie, à l’instar des fleurs japonaises en papier chères à Proust, tout en fragilité et en finesse, mais dont le chant, semblable à celui des sirènes, parvient à s’inscrire durablement dans notre imaginaire.